La
Renaissance -
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<Suite> En outre, parce qu'en ce temps-là on ne faisait entrer en religion que celles des femmes qui étaient borgnes, boiteuses, bossues, laides, défaites, folles, insensées, maléficiées et tarées, et que les hommes catarrheux, mal nés, niais, des fardeaux pour la maison... « A propos, dit le moine, une femme ni belle ni bonne, à quoi vaut toile ? - A mettre en religion, dit Gargantua. - C'est ça, dit le moine, et à faire des chemises. » ...On ordonna que ne seraient reçus en ce lieu que les belles, bien formées et d'une heureuse nature, et les beaux, bien formés et d'une heureuse nature. En outre, parce que dans les couvents de femmes, les hommes n'entraient qu'à la dérobée, clandestinement, on décréta qu'il n'y aurait pas de femmes si les hommes n'y étaient, ni d'hommes si les femmes n'y étaient. En outre, parce que les hommes aussi bien que les femmes, une fois reçus en religion étaient, après l'année probatoire, forcés et contraints d'y demeurer perpétuellement, toute leur vie durant, il fut établi que les hommes aussi bien Que les femmes admis en ces lieux sortiraient quand bon leur semblerait, entièrement libres. En outre, parce que d'habitude les religieux faisaient trois vœux,
à savoir de chasteté, de pauvreté et d'obéissance,
on institua cette règle que là, on pourrait en tout bien
tout honneur être marié, que tout le monde pourrait être
riche et vivre en liberté. Op. cit., pp. 190-194. Et Rabelais de décrire un splendide château
de la Renaissance, « en forme hexagonale », haut de six
étages, « cent fois plus magnifique que Bonnivet, Chambord
ou Chantilly ». Il évoque en détail les splendeurs
de cette abbaye d’un nouveau genre : matériaux précieux,
vastes salles claires, ornées de peintures et de tapisseries,
jardins, vergers pleins d’arbres fruitiers, mais aussi «
l’hippodrome, le théâtre et les bassins, avec les
mirifiques piscines à trois niveaux… ». Point d’église
toutefois : chacune des 9 332 chambres dispose d’une chapelle
particulière ! « Aux portes des appartements des dames,
se tenaient les parfumeurs et les coiffeurs. Les hommes passaient entre
leurs mains quand ils rendaient visite aux dames. Ils pourvoyaient chaque
matin les chambres des dames d’eau de rose, d’eau de fleur
d’oranger et d’eau de myrte, et à chacune ils apportaient
le précieux brûle-parfum, exhalant les vapeurs des diverses
drogues aromatiques. Après ce rêve d’homme de la Renaissance, les yeux tout éblouis des fastes de la cour et des châteaux de la Loire, voici la « règle » morale de cette abbaye. Elle s’oppose entièrement à l’ascétisme monacal du Moyen-Age. Il s’agit ici de concilier le christianisme, retrempé à ses textes ori-ginaux, et l’épanouissement total de la nature humaine, aspiration essentielle de la Renaissance. Rabelais le croit possible, au moins pour une élite de « gens libres » dont la bonté naturelle s’épanouira plus largement dans un climat de liberté.
« Toute leur vie était régie non par des lois, des statuts ou des règles, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait. Nul ne les éveillait, nul ne les obligeait à boire ni à manger, ni à faire quoi que ce soit. Ainsi en avait décidé Gargantua. Et leur règlement se limitait à cette clause : FAY CE QUE VOULDRAS parce que les gens libres, bien nés, bien éduqués, vivant en bonne société, ont naturellement un instinct, un aiguillon qu'ils appellent honneur et qui les pousse toujours à agir vertueusement et les éloigne du vice. Quand ils sont affaiblis et asservis par une vile sujétion (note : état de celui qui est soumis à un pouvoir, à une domination) ou une contrainte, ils utilisent ce noble penchant, pur lequel ils aspiraient librement à la vertu, pour se défaire du joug de la. servitude et pour lui échapper, car nous entreprenons toujours ce qui est défendu et convoitons ce qu'on nous refuse. Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d’efforts pour faire tous ce qu'ils voyaient plaire à un seul. Si l'un ou l'une d'entre eux disait : « buvons », tous buvaient ; si on disait : « jouons », tous jouaient; si on disait : « allons nous ébattre aux champs », tous y allaient. Si c'était pour chasser au vol ou à courre, les dames montées sur de belles haquenées (juments), avec leur fier palefroi (cheval de parade ou de marche), portaient chacune sur leur poing joliment ganté un épervier, un lanier (faucon d'Italie du Sud et des Balkans, ressemblant au pèlerin), un émerillon (petit faucon très vif qui hiverne en Europe occidentale, utilisé autrefois en fauconnerie) ; les hommes portaient les autres oiseaux. Ils étaient si bien éduqués qu'il n'y avait aucun ou aucune d'entre eux qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d'instruments de musique, parler cinq ou six langues et s'en servir pour composer en vers aussi bien qu'en prose. Jamais on ne vit des chevaliers si preux, si nobles, si habiles à pied comme à cheval, si vigoureux, si vifs et maniant si bien toutes les armes, que ceux qui se trouvaient là. Jamais on ne vit des dames si élégantes, si mignonnes, moins désagréables, plus habiles de leurs doigts à tirer l'aiguille et à s'adonner à toute activité convenant à une femme noble et libre, que celles qui étaient là. Pour ces raisons, quand le temps était venu pour un des membres de l'abbaye d'en sortir, soit à la demande de ses parents, soit pour d'autres motifs, il emmenait avec lui une des dames, celle qui l'avait choisi pour chevalier servant, et on les mariait ensemble. Et s'ils avaient bien vécu à Thélème dans le dévouement et l'amitié, ils cultivaient encore mieux ces vertus dans le mariage ; leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours qu'aux premiers temps de leurs noces. » Op. cit., pp. 203-204. |