École de Fontainebleau
Portrait présumé de Gabrielle d'Estrées et de sa sœur la duchesse de Villars (1594),

Huile sur toile, 96 x 125 cm, Paris, Louvre

 

 

 


Deux dames nues, dans leur bain, exposent leurs charmes (F3). Le drap clair et brillant qui tapisse la baignoire atténue la froideur du marbre sur leur peau. Tombant d'un bal­daquin invisible, de lourdes tentures de soie rouge, relevées à l'avant, à demi fer­mées derrière elles, les protègent des cou­rants d'air.

Pourtant, à l'époque où ce tableau a été exécuté, les Français ne se distinguaient pas par leur propreté ; toutes les classes de la population vivaient même dans une sa­leté incroyable au XVIe et XVIIe siècles. Les bains publics et étuves, si répandus au Moyen Âge, étaient fermés depuis long­temps à la demande des austères prédica­teurs de la Réforme et de la Contre-Réfor­me qui condamnaient ces endroits où les hommes et les femmes ne se retrouvaient pas seulement pour se baigner mais aussi pour se distraire en joyeuse compagnie. On pouvait aussi y contracter la syphilis, probablement rapportée par les conquérants du Nouveau Monde en 1493. Les médecins s'empressèrent à leur tour de confirmer les dangers encourus par les bai­gneurs, allant même jusqu'à émettre des mises en garde. Jean de Renou, conseiller et médecin du roi, est formel : s'il est permis, à la rigueur, de se laver les mains, il ne faut mettre que très rarement les pieds en contact avec l'eau et en préserver absolument la tête.

De toute évidence, nos deux dames n'ont pas l'intention de mouiller leurs têtes si artistement coiffées. Elles sont ma­quillées, portent des boucles d'oreilles de perles et ne se baignent sûrement pas pour être propres, mais pour rester belles. La baignoire ne contient d'ailleurs probable­ment pas d'eau, mais du vin ou du lait, dont les vertus rajeunissantes sont connues depuis l'Antiquité. En 1610, la comtesse hongroise Élisabeth Bathory ira plus loin encore pour préserver sa beauté puisqu'el­le fera assassiner des jeunes filles pour se baigner dans leur sang.

Le sang n'était pas le seul liquide auquel on attribuait des vertus magiques à l'époque, les bains étaient en général l'ob­jet de toutes sortes de considérations su­perstitieuses : les astrologues recomman­dent de ne se baigner que lorsque la lune décroît et sous certaines constellations « ardentes ». La nuit de la Saint Jean (23-24 juin), l'eau peut entraîner avec elle toute menace im­minente1, quant à la nuit de sainte Walpurgis2, le 1er mai, elle se prête à toutes sortes de sortilèges et charmes en rapport avec l'onde. Les sorcières se baignent avant de participer au sabbat, elles jettent du bois pourri dans l'eau de leurs ablutions et brû­lent des plantes narcotiques. C'est du moins ce que rapportent les procès-ver­baux des affaires de sorcellerie. Les ecclé­siastiques condamnant aussi bien la sorcel­lerie que la baignade, ils ne les confondent que trop volontiers dans la même réproba­tion. Ne dit-on pas que le Diable copule aussi avec les sorcières quand elles se bai­gnent, leur montrant, dans l'eau, le visage de leur futur époux ?

 

 

Mais à l'époque où ce tableau a été peint, les gens n'associent pas seulement le bain à la magie, à la peur de la maladie et à la damna­tion. La Renaissance née en Italie, ses idées et ses conceptions picturales, se répandent petit à petit, et avec elles apparaissent les nom­breuses déesses antiques dans leur plus simple appareil. Les Français les trouvent à leur goût : les belles dames de la cour se laissent représenter sortant des ondes ou se baignant dans des fontaines, elles se rap­prochent ainsi des divinités païennes et profitent de leur prestige.

 

 

 

 

 

Des peintres de Florence et de Bologne se voient confier la décoration des salles du château de Fontainebleau – c'est-à-dire la « Belle Fontaine » - et les or­nent de déesses et de nymphes ; les archi­tectes créent les « appartements des bains », des pièces en enfilade abritant des salles de repos, des vestiaires et des bains de marbre. C'est ici que le roi François 1er (1494-1547) suspend ses plus beaux tableaux, telles la « Joconde » de Léonard de Vinci et probablement d'autres peintures, dont ces deux dames au bain. Elles sont rares à nous être parvenues intactes. Souvent, elles ont été retouchées, habillées d'un « voile pudi­que ». La reine mère Anne d'Autriche fera brûler la plupart de ces « œuvres du diable » comme elle disait et qu'elle jugeait indécentes.

 

Le tableau dont il est question ici n'est pas signé, nous ignorons qui l'a peint et quand il a été peint. Seule la coiffure des deux dames, à la mode entre 1594 et 1598, nous donne une indication. L'inscription sur une copie ultérieure de l'œuvre nous fournit le nom des personnes représentées : la blonde, à droite, est Gabrielle d'Estrées, favorite du roi Henri IV. Elle fut l'une des femmes les plus belles et les plus exécrées de son époque, et peu s'en fallut qu'elle devint reine.

 

 

 

 

Née en 1573, Gabrielle avait 15 ans lors­qu'elle fit son entrée à la cour d'Henri III (troisième fils d’Henri II (le fils de François 1er) et de Catherine de Médicis), le dernier roi Valois (après ses frères François II et Charles IX) (F. 10 11 12). Ici, le libertinage est de mise et bientôt on lui prête de nombreuses liaisons, entre autres avec le beau seigneur de Bellegarde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Henri III fut poi­gnardé au cours des guerres de religion qui divisaient la France depuis des décennies et son héritier et successeur légitime, Henri de Navarre, le futur Henri IV, dut d'abord conquérir son trône de haute lut­te, car les Français catholiques ne vou­laient pas d'un roi protestant. Le seigneur de Bellegarde, son Grand Écuyer, se bat­tait à ses côtés. Il commit l'imprudence de mentionner entre deux combats le nom de sa bien-aimée. Le 7 novembre 1590, il pré­senta sa maîtresse au Roi.

 

 

 

 

 

 

 

Gabrielle d'Estrées incarnait sans nul doute l'idéal féminin de son temps : longue, fine, blonde et pâle ; « son visage était lisse et transparent comme une perle, dont il avait la finesse et l'eau ». Ce jugement flatteur n'est pas celui d'un courtisan mais celui d'une femme qui avait de bonnes raisons de l'examiner sans amabilité : Mademoiselle de Guise, une de ses ri­vales auprès du Roi. Elle poursuit : « Bien qu'elle fut vêtue d'une robe de satin blanc... celle-ci paraissait noire à comparaison de la neige de son teint. »

Cette pâleur n'était évidemment pas tout à fait naturelle. Une épaisse couche de fard blanc recouvrait non seulement le vi­sage des dames mais aussi leurs épaules et leur décolleté. Une touche de carmin (matière colorante autrefois tirée de la cochenille) avi­vait les lèvres et les pointes des seins. A la cour des Valois, prédécesseurs directs d'Henri IV, l'art du maquillage avait atteint un haut degré de raffinement chez les deux sexes. Cet art gardait au moins les fa­veurs des dames à la cour, à défaut de celles du nouveau roi qui accordait fort peu de soin à sa toilette, jugeant cela efféminé. Les dames continuaient à s'épiler les sourcils avant de les redessiner, et, quand elles ne portaient pas de perruques, elles se tei­gnaient les cheveux à l'aide de peignes de plomb ou de poudre. Pour obtenir le blond particulièrement recherché, elles en­duisaient leurs cheveux de mixtures caus­tiques, avant de les exposer au soleil des jours durant. Ce faisant, elles veillaient bien sûr à ne pas mettre en péril la blancheur de leur teint. Qu'elles sortent à cheval ou se promènent, tout ce qui n'est pas dissimulé sous les vêtements est protégé par des gants et des loups de velours et de soie. Les dames ne se découvrent qu'à l'abri de murs ou de tentures de soie.

 

La tête blonde de Gabrielle semble bien petite sur son coup trop long et son buste lourd, et la coiffure en hauteur, finement crêpelée, ne fait que renforcer cette im­pression. C'est que cette tête doit émerger de larges fraises empesées ou de hauts cols raides en dentelle. Les cheveux retombant sur les épaules et les boucles n'y sont pas adaptés. A l'époque, la cour de France a adopté le costume de cour espagnol rigide, bannissant tout naturel, un produit de la Contre-Réforme qui méprise le corps hu­main. Escamotant la poitrine, la taille et les seins, il emprisonne les formes féminines dans un corset de fer cylindrique s'ache­vant sur une ample jupe raide et rembour­rée. Le corps nu de la belle favorite en res­te marqué - même privé de son corset, il garde la forme prescrite, reste lisse et sans rondeurs spécifiquement féminines. Au-­dessus de leurs vêtements, les dames por­tent en outre une profusion de bijoux si pesants qu'elles déambulent « comme des châsses », ces coffres sculptés et dorés où l’on plaçait les reliques des saints.

 

 

 

 

 

La belle et provocante Gabrielle, qui n'aime guère monter en amazone, préfère chevaucher comme un homme et ne laisse entrevoir sa jambe gainée de soie verte que lorsqu'elle suit une chasse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette beauté intrépide est issue, du côté maternel, d'une maison que le chroniqueur Tallemant des Réaux nomme dans ses « Historiettes », avec une considération manifeste, « la race la plus fertile en femmes galantes qui ait jamais été en France. On en compte jusqu'à vingt-cinq ou vingt-six, soit religieuses, soit mariées, qui toutes ont fait l'amour hautement... » La mère de Gabrielle, une des femmes ma­riées, s'enfuit avec un amant alors que ses enfants étaient en bas âge. Une sœur de Gabrielle, l'abbesse de Maubuisson, dut quitter son couvent après avoir mis au monde douze enfants de pères diffé­rents.

 

 

 

 

La jeune femme qui est assise à côté d'elle dans la baignoire est probablement aussi l'une de ses sœurs, Julienne d'Estrées, duchesse de Villars, qui défraya la chronique en s'asseyant, le « sein décou­vert », au pied d'une chaire où prêchait un capucin sur lequel elle avait jeté son dévo­lu. Le saint homme fut contraint de quitter son confessionnal, et même la ville, pour échapper à ses ardeurs. Julienne, Gabrielle, l'abbesse de Maubuisson et les trois autres filles ainsi que le fils unique du duc d'Estrées méritaient donc bien leur surnom des « sept péchés capitaux ».

 

 

 

 

 

 

 

Assise dans son bain, la duchesse de Villars saisit entre le pouce et l'in­dex le mamelon fardé de rouge de sa sœur, et l'attention du spectateur est captivée par ce geste précieux.

L'habit de cour laisse seuls visibles le visage et les mains, c'est pourquoi ceux-ci prennent une telle importance. Aussi long­temps que les conventions imposent aux modèles des peintres une mine impavide et un regard fixe, comme c'est le cas ici, seuls les gestes nous indiquent que ces poupées de cire sont des êtres de chair, avec des sentiments, des espoirs et des craintes.

La caresse tendre, très intime, de Julienne pourrait indiquer une relation lesbienne entre les deux sœurs. N'ont-elles pas gran­di à la cour dépravée d'Henri III qui ado­rait lui-même porter l'habit féminin ? Rien d'humain ne pouvait être étranger aux « sept péchés capitaux ». Toutefois le geste esquissé n'évoque pas seulement cette idée qui prêterait au tableau une fascination un peu trouble, les contemporains pouvaient en effet y voir tout autre chose, à savoir, une allu­sion à la grossesse de Gabrielle d'Estrées.

 

 nos yeux d'aujourd'hui, c'est le ventre bombé qui signale la grossesse, mais les canons de beauté du Moyen Âge et de la Re­naissance en faisaient aussi un attribut indispen­sable de la féminité, et même les vierges l'exhibaient avec fierté. C'est pour cette raison que de nombreux tableaux nous montrent la Vierge et Élisabeth, la cousine de Marie et mère de Jean le Baptiste, se posant réciproquement la main sur le ventre (F. 26 27 28), comme pour percevoir les mouve­ments ou le battement de cœur de leurs enfants respectifs. Ce geste est donc un code pictural signifiant la grossesse mais ici, en le situant au niveau du sein d’où sortira le lait nourricier, le peintre l'a interprété à sa manière, avec une grande hardiesse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Gabrielle d'Estrées a trois enfants d'Henri IV : un fils, César, en 1594, plus tard un autre fils, Alexandre, et ensuite une fille. Elle est enceinte de nouveau en 1599, et sa fécondité la rend précieuse au Roi puisque sa femme, Marguerite de Valois – la fameuse Reine Margot -, dont il vit séparé depuis longtemps, est sté­rile. Le Roi n'a toujours pas d'héritier. S'il a, par ailleurs, d’autres bâtards reconnus, leur naissance n'a pas été fêtée comme l'est celle des enfants de Gabrielle.

 

 

 

 

 

 

Celle-ci réunit toutes les qualités que le Roi a jusqu'ici cherchées chez une femme… je le cite : « beauté en la personne, pudicité en la vie, complaisance en l'humeur, habile­té en l'esprit, fécondité en génération ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ceci dit, au départ Gabrielle d'Estrées n'était guère attirée par le Roi, nourrissant un penchant beaucoup plus marqué pour son Grand Ecuyer, le beau seigneur de Bellegarde. Mais sa famille n'avait cure de ses sentiments et elle l'expédia dans le lit du souverain en échange d'avantages appréciables. Il paraît toutefois que Belle­garde dut parfois s'enfuir précipitamment par la fenêtre au moment où Henri péné­trait dans les appartements de sa maîtresse. Craignant que cette attirance réciproque ne se termine par un mariage, le Roi offrit la main de Gabrielle à un noble accommo­dant, Damerval de Liancourt, dont l'impuissance était notoire.

 

 

 

Avec le temps, Gabrielle finit par apprécier sa vie de favorite officielle, prenant part aux succès du roi, qui allèrent croissant après sa conversion au catholicisme. Elle entre à ses côtés dans Paris enfin conquise. Elle accumule les titres et l'or, on ne s'ap­proche plus d'elle sans baiser le bas de sa robe - elle vécut de plus en plus « sur un pied de reine ». Mais elle n'habite pas au Louvre avec son royal amant. Elle n'a dormi qu'une nuit dans le lit des reines, elle ne put s'y endormir, et hantée par les fantômes des Valois, s'enfuit le lendemain matin dans un palais proche. Paris effraie Gabrielle, elle suit même le roi en campagne car, ainsi que l'écrit un courtisan, un nommé L'Estoile : « Mada­me la Marquise, fort effrayée plus de sa conscience que d'autre chose, fut prête avant le Roy et partit une heure avant lui dans sa litière, ne se sentant plus assurée à Paris, le Roy n’y étant plus. »

 

 

 

 

 

La bague que nous présente Gabrielle lui a été offerte par le Roi, le 2 mars 1599. Hors, il s'agit de l'anneau d'in­vestiture, par lequel l'union d'Henri IV avec la France est solennellement consom­mée le jour du sacre. C'est le cadeau de fiançailles du Roi à Gabrielle, enceinte : il veut faire d'elle son épouse légitime et la reine de France. Un projet inouï. Les noces auront lieu dans quelques semaines, le premier dimanche après Pâques. Seuls Dieu ou la mort pourraient encore contra­rier son bonheur, Gabrielle en est sûre et le dit à qui veut l'entendre.

En 1599, Henri IV touche enfin au but. Après bien des épreuves, il est arrivé à l'apogée de sa puissance. Il a combattu pendant dix-huit ans à la tête des huguenots et ensuite, durant cinq ans a dû conquérir son royaume au fil de son épée. Enfin, le trône lui est acquis, la paix règne dans le pays, aussi bien à l'intérieur qu'aux fron­tières. L'heure est venue de fonder une dy­nastie, et il désire le faire avec celle qui lui a donné des enfants et qui était à ses côtés quand on se raillait de lui et l’appelait « le général sans argent et le Roi sans couronne ». Depuis quelque temps déjà, le Roi a fait part de ses intentions à ses ministres, horrifiés. Le ma­riage de Gabrielle est annulé et le Roi pres­se Rome de dissoudre sa propre union.

« Le vaillant prince était sur le point de commettre la plus grosse bêtise qui puisse s'imaginer, et pourtant il y était fermement résolu », note Tallemant des Réaux, traduisant ainsi l'opinion de ses contemporains. Tous sont opposés à cette alliance, à cette « tache sur l'honneur de la France » ainsi que l'a formulé le pape. La noblesse fran­çaise s'insurge à l'idée de devoir un jour accepter pour roi César, le fils de Gabrielle, un bâtard et, qui plus est, fruit d'un double adultère car rappelons qu’à sa naissance, Henri IV et Gabrielle avaient tous deux des conjoints attitrés. Le peuple français hait et méprise « la duchesse d'or­dure », comme on la nomme, à cause de son goût de la parure et, je cite, « des perles et pierreries si reluisantes qu'elles offusquaient la lueur des flam­beaux », mais aussi à cause des fêtes qu'elle donne, et de son train de vie luxueux, qui contraste tellement avec la simplicité du Roi et la mi­sère qui règne dans le pays. Près d'un demi-siècle de guerre civile, de sièges, d'épidémies ont laissé des traces. Un pauvre batelier de la Seine dira à Henri IV, qu'il ne reconnaît pas dans ses habits de chasse : « Le Roi est assez bonhomme, mais il a une méchante putain qu'il entretient et qui nous ruine tous ». Le Roi ne fait qu'en rire et passe outre aux objections du pape, des ministres et de la noblesse, donnant l'ordre de hâter les préparatifs du mariage avant de se rendre à Fontainebleau. La robe de mariée est déjà prête. Le 5 avril 1599, le Roi renvoie Gabrielle à Paris, malgré sa grossesse avancée, afin qu'elle y fasse ses Pâques. La favorite séjournera dans l'ac­cueillante maison du riche banquier italien Sébastien Zamet, réputé pour sa bonne cuisine et qui met lui-même la main à la pâte quand il re­çoit des hôtes de marque.

Prise de douleurs, Gabrielle se fait transporter le 8 avril dans la maison de sa tante et y accouche le lendemain d'un en­fant mort-né. Son état empire rapidement, une agonie affreuse commence, mais ni les médecins, ni les prêtres ne sont à ses côtés. Nul ne veut assister la favorite dans ses derniers instants, et pour l'empêcher d'accourir au chevet de sa bien-aimée, on annonce au Roi sa mort dès le 9 avril.


Gabrielle d'Estrées mourra le lendemain, « hideuse, effroyable, les yeux tournés, le cou tors et retourné sur l'épaule ». Les médecins, enfin sur les lieux, affirment « c'est la main de Dieu », n'osant dire tout haut ce qu'ils pensent tout bas, « c'est la main du Diable ».

Au lendemain de sa mort, Henri IV écrivit : « Mon affliction est aussi incomparable que l'était le sujet qui me la donne. Les regrets et les plaintes m'accompagneront jusqu'au tombeau. La racine de mon cœur est morte et ne repoussera plus... » (F. 45 46). La belle Gabrielle eut droit à des funérailles royales. Le roi porta le deuil en s'habillant tout de noir, ce qu'aucun monarque français n'avait encore jamais fait.

 

Selon la version officielle de la cour de France, Gabrielle d'Estrées serait décédée de complications dues à sa grossesse, mais personne n'y croit vraiment à l'époque. Tallemant des Réaux, pour ne citer que lui, suppose que Zamet l'a empoisonnée, ce par quoi, je cite, « il rendit à Henri un grand service ». On est prompt à recourir au poison et à tirer sa dague en ce temps-là ; le Roi a mis fin aux guerres de religion qui sévissaient depuis si longtemps mais les fanatiques religieux sont encore légion. Abattre l'ennemi de la « vraie » foi - la leur, évidemment – leur semble, non seulement légitime, mais c'est aussi faire œuvre de piété. On a tenté plusieurs fois déjà d'assassiner le Roi, et la disparition de sa maîtresse, haïe aussi bien des catholiques que des protestants, arrangeait beaucoup de monde car, dit Tallemant des Réaux, « elle employa sa grande beauté et les heures commodes des jours et des nuits pour favoriser les discours du roi sur le changement ».

Cependant, bien plus de contemporains encore voient une autre explication à la mort de Gabrielle, y reconnaissant l'intervention directe des puissances surnaturelles. En effet, comme toujours en ces temps troublés de guerre, de disette et d'incertitude générale, les gens sont enclins à rendre le Malin et ses comparses responsables de tous les maux de l'humanité. Jamais, depuis le sombre Moyen Âge, la croyance aux sorcières et aux magiciens n'a été aussi répandue qu'en ce XVIe siècle, et ce dans toutes les classes sociales. Les contemporains de Gabrielle d'Estrées sont convaincus, à l'instar d'Hamlet (la première de la pièce de Shakespeare eut lieu en 1600), qu'« il y a plus de choses entre le ciel et la terre que n'en a rêvé notre philosophie ». La superstition domine les esprits et les hommes de l'époque imaginent le pire là où nous ne voyons qu'une banale scène de tous les jours, comme celle que nous découvrons à l'arrière-plan du tableau.

 

Car entre les tentures, nous voyons une femme assise, peut-être une nourrice, en train de coudre près d'une table devant la cheminée les layettes du futur bébé. L'observateur superstitieux a une tout autre vision des choses : les lourdes tentures de soie rouge, couleur de pourpre royale ou de sang, tombent au-dessus de la baignoire et s'ouvrent sur une pièce sombre et lugubre. Dans l'âtre, la flamme de la vie est presque éteinte et une sorcière - ou une Parque, cette divinité romaine qui personnifiait le Destin -, défait la trame des jours de Gabrielle. A côté d'elle se trouve un cercueil recouvert de velours vert, la couleur préférée de la favorite. Du tableau suspendu au-dessus de la chemi­née, on ne distingue que la partie inférieu­re d'un corps masculin, allusion aux rela­tions licencieuses entre la favorite et le Roi. Enfin le miroir est sombre, il ne reflè­te plus rien. Symbole de mort, il fait partie de l'attirail des sorcières et des démons.

« Toute sorcellerie provient du désir charnel, insatiable chez les femmes », peut­-on lire dans le « Marteau des Sorcières » de 1489, le manuel des chasseurs de sorcières, et le docte Sammarius note parmi les 17 in­dices sûrs auxquels on reconnaît une sor­cière « un regard effarouché, des yeux épouvantables, une contenance hideuse ». Voilà donc l'origine des rumeurs qui ont circulé quant à l'aspect de Gabrielle sur son lit de mort. Le Diable qui, comme chacun sait, aime se glisser dans la peau des belles créatures ou conclure un pacte avec elles, a dû l'emmener avec lui aux enfers.

Henri IV était sans doute l'un des hommes les moins superstitieux de son temps, le fanatisme religieux lui était étran­ger. La politique l'avait obligé à passer plu­sieurs fois de la foi catholique à la foi protestante au cours de sa vie et, de toute fa­çon, il était sceptique de nature. Conscient du rôle que les terreurs superstitieuses avaient joué dans la mort de Gabrielle - personne n'avait osé s'approcher d'une femme que l'on croyait possédée du démon -, il ordonna dès le mois d'avril 1599 de sur­seoir à tous les procès de sorcellerie en cours. Mais un condamné venait juste d'avouer sous la torture qu'il y avait plus de cent mille sorciers et sorcières en France, et un roi même éclairé ne pouvait les sauver tous. Les bûchers continuèrent donc à flamber dans les années qui suivirent et, en 1609 encore, un juge de Bordeaux fit brûler à lui seul 80 sorcières à la fois.

___________


Encore un mot sur le tableau…

 

Celui-ci semble trouver son origine - ou du moins son inspiration – dans un tableau de François Clouet : La Dame au bain, peint vers 1571, et qui serait, sous toutes réserves, un portrait de Diane de Poitiers, la favorite d’Henri II.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Clouet, ou plutôt les Clouet, étaient deux, Jean et François, le père et le fils, tous deux dessinateurs et peintres français d’origine flamande.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jean, le père, dit Janet ou Jehannet (Pays-Bas du Sud vers 1475-Paris 1540 ou 1541), peintre de François 1er à partir de 1516, mêle l’héritage franco-flamand à une sensibilité d’inspiration italienne. Consacrée au portrait (à mi-corps), son œuvre compte des dessins à la pierre noire (dite aussi pierre d’Italie, un schiste argileux plus dense que le fusain) souvent rehaussés de sanguine et de craie (Guillaume Budé (humaniste français, restaurateur des études grecques et juridiques ; un des fondateurs des « lecteurs royaux », futur Collège de France), vers 1536, Chantilly) et des peintures (Portrait de François 1er, vers 1530, Louvre ; Portrait de Guillaume Budé, vers 1536, Metropolitan Museum of Art, New York), remarquables par l’économie des moyens et l’investigation psychologique.

 

François, le fils, celui qui nous intéresse aujourd’hui, dit, lui aussi, Janet (Tours vers 1505/1510-Paris 1572), son successeur de son père comme peintre du roi sous les règnes de François 1er, Henri II, François II et Charles IX, poursuivit la tradition de son père avec un art plus descriptif et plus raffiné : portraits à mi-corps (Élisabeth d’Autriche (la femme du roi Charles IX), vers 1571, Louvre) ou en pied (Charles IX, 1561, Kunsthistorisches Museum, Vienne). Mais il peignit également des compositions avec nus (Le Bain de Diane, 1550, Musée des Beaux-Arts, Rouen et notre fameuse Dame au bain, dite aussi Diane de Poitiers, 1571, National Gallery of Art, Washington), proches de l’école de Fontainebleau.

 

 

 

 

 

 

 

Mais qui était cette fameuse Diane de Poitiers ?

Elle fut la favorite du roi Henri II (Étoile-sur-Rhône ? 1499-Anet 1566), fille de Jean de Poitiers, seigneur de Saint-Vallier.

Veuve de Louis de Brézé (1531), elle devint donc vers 1536 la maîtresse du Dauphin, le futur Henri II, qui lui donna le titre de duchesse de Valentinois. Après l’avènement d’Henri II (1547), elle lui inspira une politique de répression du protestantisme. Bannie de la Cour à la mort du roi (1559), elle se retira au château d’Anet, que l’architecte Philibert Delorme avait construit pour elle.
Revenons donc à notre tableau…

 

L'œuvre est marquée par deux influences, celle de la Joconde nue (Ecole de Vinci, début du XVIe siècle, Musée Condé, Chantilly) qui fut longtemps attribuée à Léonard de Vinci lui-même, et celle de la formidable Allégorie du triomphe de l'amour - Vénus, Cupidon et le Temps, 1540-45 National Gallery, Londres) par le peintre italien Agnolo Bronzino (1503-1572).

 

 

 

Et puis une troisième, que je n'ai jamais vue mentionnée nulle part mais qui me semble probable, même si cela reste une hypothèse, celle de la Dulle Griet (Margot la Folle) de Pieter Bruegel l'Ancien (F. 69 70 71 72), (1562, musée Mayer van den Bergh, Anvers) comme modèle de la nourrice.

 

 

 

Ce même portrait de Diane de Poitiers exécuté par Clouet va avoir une longue descendance…

 

1/ Commençons par cette œuvre anonyme datée du premier quart du XVIIe siècle, représentant Gabrielle d'Estrées (Gabrielle d'Estrées au bain, musée Condé, Chantilly) (F. 74 75). Dans cette peinture sur bois, on remarquera que Gabrielle porte une tunique transparente, à l'instar de nombreuses statues antiques. L'enfant derrière elle est son fils aîné César de Vendôme, tandis que le nourrisson serait son frère Alexandre. Ils sont tous deux les fils illégitimes d'Henri IV.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2/ Ensuite vient notre célèbre portrait de Gabrielle et sa sœur la duchesse de Villars, objet de notre étude. Notons ici que la nourrice et les enfants ont disparu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3/ Il existe une autre Gabrielle d'Estrées et la duchesse de Villars au musée des Beaux Arts de Lyon, une peinture sur toile qui daterait aussi de 1594 : ici on notera le retour de la nourrice et de l’enfant.

 

 

 

 

 

 

 

4/ Au musée de Fontainebleau existe une œuvre intitulée Gabrielle d'Estrées et sa soeur, la duchesse de Villars, qui serait une copie tardive de celle du Louvre. Des spécialistes murmurent qu'il ne s'agirait pas de la duchesse de Villars mais d’Henriette d'Entragues, marquise de Verneuil (1579-1633) qui succéda à Gabrielle d’Estrées auprès de Henri IV. L'œuvre serait alors postérieure à la mort précoce de Gabrielle.

 

 

 

 

5/ À Montpellier est une toile intitulée Gabrielle d'Estrées et sa soeur, la duchesse de Villars, datant du XVIe siècle. Est-ce là une copie du tableau de Lyon ? Gabrielle et sa sœur se sont rhabillées, la nourrice est de retour !

 

 

 

 

 

6/ À Florence, enfin, une autre peinture sur bois : Femmes au bain, École de Fontainebleau, fin du XVIe siècle, musée des Offices de Florence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Que nous disent tous ces portraits ?

 

Celui de François Clouet (le premier) (F. 82) représente Diane de Poitiers qui fut, nous l’avons rappelé, la maîtresse d'Henri II. Il serait une satire de la beauté, et de l'infidélité du roi : la servante à l'arrière-plan regarde le bébé et la nourrice qui nous regarde, Diane regarde à droite pendant que l'enfant vole des fruits. Il faudrait y voir le passage graduel de la pureté à la corruption.

 

 

 

 

 

 

 

 

Celui de Chantilly reprend le même discours, seule l'identité des personnages change : Diane est remplacée par Gabrielle, les enfants symboliques sont maintenant nommés, Henri IV succède à Henri II.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la peinture du Louvre, la duchesse de Villard qui pince le sein de sa sœur la désignerait ainsi, nous l’avons vu, comme favorite du roi.

 

 

Dans celle de Lyon, le collier de perles désigne encore plus clairement Gabrielle comme favorite puisque la perle symbolise la féminité et la sexualité, voire la luxure.

 

 

Dans celui de Florence enfin, c'est le mariage qui est signifié. Rappelons qu’Henri IV avait reconnu les enfants de sa maîtresse et qu’il avait promis d'épouser Gabrielle qui mourut subitement à vingt-six ans, en 1599.

 

 

Quoi qu'il en soit, nous assistons là des pièces jouées au théâtre, des représentations encadrées par un rideau rouge. Attention, mesdames et messieurs, dans un instant ça va commencer, Gabrielle entre en scène !

Encore trois petits tableaux anonymes représentant Diane de Poitiers qui se sont copiés l’un l’autre…

Dame à sa toilette de :

- Worcester, Angleterre

 


- Dijon, France

 


- Bâle, Suisse

 

 

 

Dans les trois tableaux, de sa main gauche, Diane de Poitiers semble dissimuler, cacher, mais de façon à ce que l'on voit qu'elle cache, un médaillon qu'elle porte passé au cou, avec sur ce médaillon sans doute un portrait. De sa main droite cette fois, elle sort de son coffret à bijoux une petite bague qu'elle montre aux spectateurs dans un geste d'une ostentation tellement frappante que nettement, nous savons tous que c'est ce que nous devons voir. Elle cache un portrait, elle montre une bague, premier élément du décryptage.

 

 

 

 

 

 

 

Dans les trois tableaux, face à Diane se trouve un miroir, son visage nous est donc présenté deux fois. Ce miroir est soutenu par une représentation de Mars et Vénus ; miroir de Mars et Vénus, reflet de Diane, c'est un deuxième élément à décrypter.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Enfin, le dernier élément, dans les trois tableaux s'échappe du coffret à bijoux : c’est un rang de perles. Ces perles proviennent d'un collier chargé d'histoire. Ce collier de 7 rangs de perles, les plus belles du monde (il avait fallu parait-il sept siècles pour les réunir et plus de 400 morts) a été acquis par le pape Clément VII qui le donna à sa nièce Catherine de Médicis, l’épouse d’Henri II. Et c’est ce même Henri II qui en offrit un des sept rangs à sa favorite Diane ; c'est ce fameux rang qui figure sur les tableaux…

 

 

 

La solution de l’énigme est donc celle-ci : Henri a fait de Diane une nouvelle Aphrodite en la parant de l' « écume de la mer » - l’autre nom de la perle et l’origine du nom de la déesse -. Mais comme Aphrodite, l’épouse infidèle d’Héphaïstos pour son amant Mars, Diane doit cacher son amour en voilant le médaillon du roi, mais, elle montre également au monde le lien qui la lie au roi au moyen de l’anneau qu’elle présente ostensiblement.

Deux dernières versions… contemporaines…

 

- Alain Jacquet, Gaby d'Estrées, 1965, Centre Georges Pompidou, Paris

 

 

Après deux années passées aux Beaux-Arts, dans les classes d'architecture, Alain Jacquet s'installera à New York au début des années soixante. Sa trajectoire croisera celle d'Andy Warhol et de Roy Lichtenstein. Les stars de l'époque étaient De Kooning, Johns et Rauschenberg.

Alain Jacquet exposera à la galerie Fraser, à Londres, en 1963, et Iolas, à New York, en 1964. Il sera ensuite victime de l'ostracisme des galeries et collectionneurs américains, décidés à promouvoir exclusivement un art américain. Les très rares collectionneurs français emboîteront le pas, afin de bénéficier du retour sur investissement plus important procuré par les artistes d'Outre-Atlantique. Alain Jacquet sera ainsi marginalisé par les États-Unis, qui propageront une vision du Pop Art considéré abusivement comme un art spécifiquement américain, et par la France qui rejettera ce Pop Art au bénéfice du Nouveau Réalisme.

- Double de Gabrielle d’Estrées et la duchesse de Villars - Publicité réalisée par Mario Sorrenti pour Yves Saint Laurent Rive Gauche en 1998

 


L’image fonctionne comme la citation du célèbre tableau, qu'elle appelle très directement, et qu'elle recadre, recolorise, modifie par un jeu d'inversion des rôles et de substitution. La grande notoriété du tableau le convoque immédiatement dans l'esprit du spectateur. Il y a un travail d'imitation mais ce n'est pas l’imitation d'un tableau en particulier, ce n'est pas l'imitation au sens de "reproduction" d'une œuvre, c'est "l'imitation du peintre" ; le photographe est dans la posture de celui qui, au delà du travail de commande, fait don d'une chose nouvelle qui se double d'une vie bien à elle. Intemporelle. L'image et son double donc, dans cette traversée d’une référence universelle.

On voit apparaître la "règle du jeu" : le tableau se dénonce dans les attitudes des personnages, scrupuleusement reproduites. Mais le code couleur change : le bleu se substituant au rouge ; l'éclairage, avec le choix d'un fond éteint, se concentre sur la chair ; un homme se substitue à la femme de droite (Gabrielle d’Estrées) : la femme de gauche - c’est Kate Moss en duchesse de Villars - se rhabille ; son visage est de face et son regard se dirige plus directement vers nous. Le recadrage est faible, les proportions du tableau sont conservées. Pourtant le couple est radicalement transformé.