Georges de La Tour (1593-1652), La Diseuse de bonne aventure, après 1630
102 x123 cm, New York, The Metropolitan Museum of Art, Rogers Fund, 1960

 

 

Passé secrètement aux États-Unis, un chef-d'œuvre de la peinture française fut acquis en 1960 pour une somme inconnue mais, paraît-il, « très élevée » par le Metropolitan Museum de New York. Le tableau en question était « La Diseuse de bonne aventure », attribué au peintre lorrain Georges de La Tour (1593-1652). Lorsque l'affaire fut rendue publique, la presse française déplora la victoire de l'infâme dollar et la perte irréparable pour le « patrimoine national ». André Malraux, ministre des Affaires culturelles à l'époque, dut s'expliquer devant le Parlement et essaya de défendre le Louvre qui avait laissé échapper un tel trésor. On ne put d'ailleurs jamais savoir comment la délivrance du visa d'exportation avait été rendue possible, l'ancien conservateur en chef du département des peintures au Louvre se refusant à toute déclaration à ce sujet.

En 1960, presque personne n'avait vu ce tableau, et l'histoire de sa découverte semblait entourée de mystère : en 1942, un prisonnier de guerre français se trouve en possession d'une monographie de La Tour, dont les reproductions lui rappellent un vieux tableau suspendu dans le château de son oncle. Après la guerre, il le fait examiner par un prêtre amateur d'art qui l'identifie comme un authentique La Tour et en informe le Louvre. Des négociations secrètes sont conduites pour l'acquisition du tableau.

 

Mais en 1949, le marchand d'art français Daniel Wildenstein (1917-2001) parvient à surenchérir le Louvre et achète « La Diseuse de bonne aventure » pour 7,5 millions de francs. Cette œuvre, accessible uniquement à un petit nombre d'experts, reste en sa possession durant dix ans ; en 1960, le Metropolitan Museum présente pour la première fois au public son acquisition sensationnelle.

 

 

 

Cette toile représente une scène friponne qui se déroule au XVIIe siècle : quatre voleuses émérites détroussent un jeune homme naïf. Toute son attention étant tournée vers la vieille, la victime ne remarque pas qu'une des filles lui ôte la bourse de sa poche.

 

 

Une complice a déjà ouvert la main pour la faire disparaître tandis qu'une belle au teint de lait sectionne la chaîne du jeune homme pour s'emparer de sa médaille d'or. Les protagonistes se présentent au spectateur comme sur une scène de théâtre. Peut-être le peintre a-t-il effectivement fixé dans son tableau une comédie jouée à son époque.

 

 

 

 

Selon les experts du Metropolitan Museum, ce tableau à l'huile se trouve en « excellent état ». En haut à droite, la calligraphie pleine d'envol de la signature « G. de La Tour fecit lunevilla Lothar » indique qu'il s'agit bien d'une oeuvre de la main du maître, qui passa la plus grande partie de sa vie à Lunéville, petite ville de Lorraine. En fait, on sait peu de choses sur cet artiste, les documents qui le décrivent n'étant pas des plus prolixes. Jusqu'au début du XXe siècle, on ne connaissait de lui que son nom et deux tableaux. Depuis, on a pu retrouver dans les archives quelques dates et faits, et en 1972, une trentaine de tableaux lui étaient attribués lors de la première grande exposition La Tour à Paris.

 

 

« La Diseuse de bonne Aventure » est l'un des tableaux « diurnes » les plus spectaculaires de l'artiste qui, jusque dans les années trente, était uniquement connu comme peintre de compositions« nocturnes », éclairées à la chandelle (ex. l’Adoration des Bergers).

 

 

 

Malgré son pourpoint militaire en cuir, le jeune homme richement vêtu a un vrai visage de jouvenceau. Il doit encore aller en classe dans l'un de ces collèges que les fils de la bourgeoisie fortunée fréquentaient alors jusqu'à l'âge de 15 ans, c'est-à-dire jusqu'à leur entrée dans le monde adulte.

 

 

Cependant ces garçons avaient très tôt l'occasion de connaître ce monde adulte, car comme l'affirme Montaigne : « Cent escholiers ont pris la verolle avant que d'estre arrivez à leur leçon d'Aristote, de la tempérance. » (Essais I, chap. 26)

 

 

Les lieux où l'on pouvait contracter ce type de maladies - tavernes, auberges et lupanars - existaient en nombre suffisant à la porte même du collège.

 

 

Dans son tableau, La Tour ne précise pas davantage le lieu de l'action. Peut-être la vieille femme ne se contente-t-elle pas de dire la bonne aventure, mais est-elle prête à servir d'entremetteuse entre le jeune homme et l'une de ses « assistantes ». Leur peau brune, leur chevelure noire et les riches couleurs de leurs vêtements les désignent, elle et les deux filles à gauche, comme bohémiennes.

Dans ses gravures « Les Bohémiens », l'artiste lorrain Jacques Callot, contemporain de La Tour, les représenta vers 1621 de façon similaire. Jacques Callot aurait suivi jusqu'à Rome un groupe de bohémiens, après s'être enfui de chez lui à l'âge de douze ans. Des marchands de Nancy le découvrirent dans la Ville Sainte et le renvoyèrent chez ses parents.

Les deux autres grands tableaux « diurnes » attribués à La Tour offrent des situations semblables à celle que présente « La Diseuse de bonne aventure »: ainsi dans « Le Tricheur à l'as de trèfle » et « Le Tricheur à l'as de carreau », la jeune victime est sur le point de perdre les pièces d'or amoncelées devant elle, au profit d'un joueur rusé et de sa belle complice.

 

 

Il est possible que ces trois tableaux illustrent des épisodes de la parabole biblique du fils perdu qui « partit pour un pays lointain et y dissipa son bien dans une vie de prodigue » (Évangile selon saint Luc, XV, 11-23)

Ce récit de l'Évangile selon saint Luc était particulièrement prisé des peintres aux XVIe et XVIIe siècles, car il permettait de représenter des scènes de beuverie, de ripaille et de luxure, uniquement tolérées par l'Église lorsqu'elles étaient accompagnées d'une leçon de morale contre la débauche.

La Tour semble avoir traité ce sujet avec plus de gravité et ne peint pas une société de gens dissolus s'adonnant aux plaisirs. Les traits de la victime et des voleuses ne reflètent pas la gaieté, mais bien la concentration. Prédire l'avenir et voler les gens étaient des activités pour le moins dangereuses. Quant au jeune homme, il risquait théoriquement l'excommunication, s'il était pris sur le fait - mais plus probablement une bonne correction de la part de son précepteur. Au XVIIe siècle, l'usage était de couper les oreilles aux voleurs de montres, de les torturer et de les marquer au fer rouge, puis de les pendre ou de les écarteler. Pour le moindre délit, les bohémiennes pouvaient être fouettées en public et bannies sans aucune forme de procès.
Avec ce tableau, dans lequel les protagonistes sont si proches les uns des autres et pourtant tellement isolés, le peintre lorrain semble vouloir, comme son contemporain Blaise Pascal, savant et philosophe, mettre en garde contre la méchanceté du monde où l'homme se trouve jeté, un monde avide, égoïste et trompeur.

Une pièce d'or brille dans la main marquée de lignes profondes de la vieille femme. Cette pièce est à la fois la rémunération de son art et l'indispensable accessoire pour dire la bonne aventure : avant de lire l'avenir, elle trace avec la pièce un signe de croix sur la main blanche et douce que le jeune homme lui tend avec une si grande confiance.

Des renseignements sur cette coutume nous sont livrés par Preciosa, la petite gitane de la nouvelle de Cervantes, « La Gitanilla », parue en 1613 dans les « Nouvelles exemplaires ». « Tout signe de croix est bon », explique-t-elle. « Mais celui que l'on fait avec une pièce d'or ou d'argent est le meilleur... Un signe de croix tracé sur la paume de la main à l'aide d'une pièce de cuivre ne porte pas chance - tout du moins pas à moi. »

Bien entendu, la diseuse de bonne aventure reçoit la pièce dont elle s'est servie - et elle peut aussi la garder pour elle tandis qu'elle devra, suivant l'opinion communément répandue à l'époque sur les bohémiens, partager avec son clan tout ce qu'elle a gagné, mendié ou subtilisé, en vertu des lois non écrites de son peuple.

 

Il en est ainsi de la bourse du jeune homme ou de sa médaille que les doigts habiles de la belle au teint clair s'emploient à sectionner de la chaîne. Ce faisant, elle observe sa victime du coin de l'œil. L'action se limite aux mains et aux regards qui s'évitent ou se croisent.

 

 

La tension naît ici du contraste entre une tranquillité feinte et une secrète activité, entre la naïveté et la ruse, entre la fraîcheur juvénile des jeunes filles et les traits burinés de la vieille. Le peintre semble avoir recherché cette tension, qui dégage aussi une note érotique.

 

Les étoffes brillantes n'en détournent pas davantage l'attention que les somptueux vêtements ou les bijoux en or qui étincellent dans la lumière diffuse.

 

 

Dans ses œuvres plus tardives, dites « nocturnes », La Tour renonce à ces parures et réduit les saints à des volumes cubiques presque abstraits, éclairés par la seule lueur d'une chandelle.

 

 

 

Selon les spécialistes, le tableau non daté de « La Diseuse de bonne aventure »

 

 

aurait été exécuté à la même époque que les deux « Tricheurs », c'est-à-dire entre 1630 et 1639, lorsque la famine et la peste se propagèrent en Lorraine avec la guerre de Trente ans.

 

 

Lunéville, la petite ville où La Tour passa la plus grande partie de sa vie, fut plusieurs fois assiégée, pillée et incendiée. Le peintre serait alors parvenu à la condition de gentilhomme campagnard et aurait amassé une fortune avec ses spéculations sur les céréales. Les pièces d'or jouaient ainsi dans sa vie un rôle tout aussi important que dans ses œuvres.

Sous l'une de ses gravures sur la vie des bohémiens, Jacques Callot a écrit le distique suivant : « Vous qui prenez plaisir en leurs parolles / Gardez vos blancs, vos testons et pistolles. » Presque tous les anciens témoignages sur les bohémiens évoquent leur absence de respect envers le bien d'autrui. C'est parce qu'ils refusaient le christianisme, la sédentarité et la propriété, en d'autres termes les valeurs mêmes de la civilisation occidentale, que les bohémiens, apparus en Europe au XVe siècle, furent partout marginalisés et exclus en tant que « vagabonds et voleurs ».

« On pourrait presque croire », dit Cervantes qui, par ailleurs, ne se montre pas hostile aux bohémiens dans « La Gitanilla », « que les bohémiens ne viennent au monde que pour se comporter en chenapans. Leurs parents sont des chenapans, ils grandissent parmi des chenapans et sont éduqués pour devenir des chenapans.»

 

 

Les archives de la cour de justice mentionnent la présence d'« Égyptiens et de Sarrasins » dans le duché de Lorraine. Elles nous content les tortures, le bannissement et les exécutions pour vol, sacrilège et sorcellerie. Tout comme les armées de la guerre de Trente ans, les bohémiens dans leurs roulottes sillonnaient la Lorraine, pays de transit. Callot décrit dans ses gravures leur cortège pittoresque et misérable. La Tour, gentilhomme fortuné, les a probablement considérés d'un œil méfiant, lui qui avait coutume – comme nous l'apprennent aussi les archives du tribunal de Lunéville - de rouer de coups quiconque s'aventurait sur ses terres sans y avoir été convié.

Il est probable qu'à l'instar de Jacques Callot, le peintre ait fait dans sa jeunesse un bout de chemin avec des romanichels à l'occasion d'un voyage d'études en Italie. Un détail dans son tableau témoigne en tout cas de sa connaissance des mœurs de ce peuple : les jeunes filles portaient leurs cheveux défaits, les femmes mariées les cachaient sous une coiffe ou un foulard noué sur la nuque ; un foulard noué sous le menton, comme le porte la belle au centre du tableau, indiquait toutefois que la fille n'était ni vierge, ni mariée. Peut-être était-elle au service de la maquerelle.

Répondant davantage à l'idéal de beauté que les filles à la peau basanée et à la chevelure de jais, les bohémiennes au teint clair avaient naturellement la réputation d'être particulièrement séduisantes. Comme la Preciosa de Cervantes, elles s'avéraient être bien souvent des filles nées dans des familles chrétiennes, enlevées dans leur enfance par les nomades - c'est ce qu'on disait tout du moins dans les romans et les pièces de théâtre. Il est donc possible que La Tour représente des personnages se trouvant sur scène et jouant une pièce sur ce thème. Cela expliquerait la richesse de leurs vêtements, inhabituelle pour les gens du voyage.

Tous portent des costumes fantaisistes ne correspondant nullement à ce que les spécialistes savent des modes lorraines du XVIIe siècle. Ainsi le pourpoint de cuir que porte le jeune homme se laçait à l'époque toujours sur le devant. Sur le tapis aux motifs orientaux de la vieille femme, on constate une erreur étonnante de la part d'un peintre d'habitude si minutieux dans le rendu des étoffes : sur l'envers de la broderie repliée, le sens de la trame est différent de l'endroit. Le manteau ressemble fortement à un tapis qui se trouve aux pieds de la Vierge dans le chef-d'œuvre « La Vierge à l'Enfant », réalisé au XVIe siècle par le Flamand Joos van Cleve, y compris les distorsions dues à la perspective.

 

 

A la fin des années soixante, ces découvertes rendirent perplexe l'historien d'art anglais Christopher Wright.

 

 

Sa méfiance devait s'accroître encore plus lorsqu'il découvrit, brodé dans le foulard de la seconde jeune fille, le mot de Cambronne écrit en toutes lettres : « MERDE ».

Dans leur grande monographie de La Tour, publiée en 1974, Benedikt Nicolson et Christopher Wright présentaient « La Diseuse de bonne aventure » comme l'une des œuvres authentiques du peintre. Dix ans plus tard - Nicolson était déjà mort-, Wright révisait son jugement et prétendait que le tableau exposé au Metropolitan Museum ne datait pas du XVIIe mais bien du XXe siècle et qu'il était l'oeuvre d'un faussaire assez habile pour utiliser une ancienne toile et mélanger ses couleurs suivant les manuels de l'époque.

Pourquoi ce brusque revirement ? Dans son livre paru en 1984, « The Art of the Forger » (L'Art du faussaire), Wright raconte comment, jeune chercheur, il s'était senti obligé de garder pour lui les doutes qu'il nourrissait quant à l'authenticité de la toile. Il s'était incliné devant l'autorité des experts internationaux et avait cédé à la pression du puissant « pape de l'art », Sir Anthony Blunt. Conseiller du marchand d'art Daniel Wildenstein, Anthony Blunt fut convaincu plus tard d'espionnage pour le compte de l'Union soviétique.

L'authenticité de « La Diseuse de bonne aventure », exposée à Paris en 1972, fut confirmée grâce à une comparaison avec les deux autres tableaux « diurnes », les versions du « Tricheur ». Ces deux œuvres n'étaient réapparues que dans les années vingt, se trouvaient chez des particuliers et pouvaient maintenant être examinées pour la première fois. Le Louvre venait d'acquérir l'une d'elle. Wright affirma plus tard que plusieurs faux s'étaient ainsi identifiés les uns les autres. Mais sur le moment, il garda le silence. Dans son livre de 1984, Wright attribue quelques-uns des tableaux « diurnes » à un maître inconnu. Quant aux deux « Tricheurs » et à « La Diseuse de bonne aventure », il conteste purement et simplement leur authenticité.

 

 

Son hypothèse est que les trois tableaux auraient été peints aux États-Unis par un restaurateur français dénommé Delobre et travaillant pour Wildenstein ; il aurait réalisé les deux premières toiles au début du XXe siècle et la troisième dans les années quarante. Delobre mourut en 1954. Selon Wright, la fausse « Diseuse de bonne aventure » aurait été échangée contre un ancien tableau sur le même sujet, qui se serait trouvé dans le château français et dont on peut suivre la trace jusqu'en 1879. Ce qui expliquerait pourquoi le Louvre aurait éprouvé des réticences à faire monter les enchères pour cette œuvre de second choix et pourquoi le visa d'exportation aurait été si facile à obtenir.

On peut comprendre, continue Wright, que les exégètes et les conservateurs du musée qui ont participé à sa « découverte », conseillé son achat ou ont versé plusieurs millions de dollars pour l'acquérir, défendent son authenticité. Aucun d'entre eux ne voulut prendre connaissance de l'étrange détail sur lequel Wright attira l'attention : le juron « merde » - une petite plaisanterie du faussaire ? En 1982, le Metropolitan Museum annonçait que cet « ajout tardif » - que personne hormis Wright n'avait voulu voir - avait été ôté lors du nettoyage du tableau.

Aujourd'hui encore, le musée reste inébranlable dans ses convictions. L'affaire est particulièrement piquante si l'on rapproche l'une de l'autre l'hypothèse de faux émise par Wright sur le sujet fripon de « La Diseuse de bonne aventure » et l'idée que, dans un monde plein de mensonges et de tromperies, d'habiles escrocs peuvent duper des jeunes gens naïfs… mais aussi bel et bien peut-être des vieux conservateurs de musées !


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