HANS HOLBEIN Le Jeune, Les Ambassadeurs (1533)
207 x 209 cm, Londres, The National Gallery

 

 

Un jeune évêque rend visite à son ami, jeune diplomate en Angle­terre ; ils sont tous deux origi­naires de France. Les objets posés entre eux révèlent leurs intérêts communs : la musique, les mathé­matiques, l'astronomie. La mort est aussi présente dans ce tableau, mais d'une façon cachée. Ce dou­ble portrait (207 x 209 cm) se trouve à la National Gallery de Londres.

Deux hauts dignitaires en fonction : sérieux et respectables. A première vue, on leur donnerait la quarantaine. Pourtant, ils étaient beaucoup plus jeunes. Celui de gauche avait vingt-neuf ans, celui de droite vingt-cinq. Au XVIe siècle, la vie était deux fois plus courte qu'aujourd'hui et les hommes accédaient donc très jeunes à des fonctions importantes. Ici, l'un des deux personnages est déjà évêque, l'autre ambas­sadeur à la cour d'Angleterre.

Le prélat (haut dignitaire ecclésiastique), celui de droite, est en visite chez le diplomate à Londres, celui de gauche, car ils sont amis, et l'homme d'Église est parfois envoyé comme ambas­sadeur par le roi de France. Ces deux hommes représentent les deux catégories de diplomates, désignés à l'époque suivant leur robe : « l'homme de robe courte », à gauche, et « l'homme de robe longue », à droite. Les gens de robe courte étaient des ambassadeurs sécu­liers ; ceux qui portaient une robe longue appartenaient au clergé.

Au XVIe siècle, le fait d'être distingué par son roi pour une mission diplomatique était certes un honneur mais rarement une sinécure. Tout d'abord, cela revenait cher. Le Roi procurait ou accordait aux nobles des charges ou des fiefs, et en contrepartie, ceux-ci devaient le servir. En puisant dans leur fortune personnelle, le cas échéant. La plupart du temps, ils finançaient eux-­mêmes leur séjour à l'étranger où ils étaient traités en général de façon courtoise mais distante. En effet, les diplomates passaient toujours pour être des espions. C'est ainsi qu'à partir de 1482, on interdit aux Véni­tiens de s'entretenir des affaires publiques avec les diplomates étrangers ; et en 1653, un ambassadeur suisse en mission à Lon­dres rapporte qu'un parlementaire risque de perdre son siège, s'il adresse la parole à un ambassadeur étranger. Il est certain que l'une des tâches principales des ambassa­deurs était de faire un compte-rendu aussi vaste que détaillé, et si possible exact, de la situation dans l'autre pays. Les journaux n'existaient pas encore à l’époque.

Les manuels et les mémoires du temps nous renseignent sur les aptitudes que de­vait posséder un diplomate. En premier lieu, il devait par son apparence être digne de représenter son roi, c'est-à-dire avoir une belle prestance et s'habiller richement. Ensuite, on exigeait de lui qu'il s'exprime avec une parfaite aisance, qu’il maîtrise le latin, la langue diplomatique de l'époque, et qu’il pos­sède une vaste culture lui permettant de s'entretenir avec des savants et des artistes. Il devait se présenter comme un homme du monde affable, savoir cacher sa curiosité, rester imperturbable à l'annonce des plus mauvaises nouvelles et être capable de re­tarder ou d'accélérer les négociations. Sa vie privée devait être irréprochable afin d'éviter tout scandale. Bien entendu, il lais­sait son épouse à la maison. Elle aurait pu révéler quelque information secrète. Disposer d'un excellent cuisinier était considéré comme un atout important, car il est bien connu que les langues se délient au cours d'un bon repas.

Au XVIe siècle, la diplomatie moderne commençait tout juste à s'élaborer. L'an­cienne conception du Saint-Empire ro­main, qui réunissait plusieurs États euro­péens et où l'Empereur jouait le rôle d'ar­bitre, perdait de sa vigueur. Les ententes bi­latérales prenaient de l'importance et avec elles, la diplomatie. Les représentations permanentes étaient encore exception­nelles, les missions ne durant la plupart du temps que quelques semaines ou quelques mois. Le but de la politique extérieure n'é­tait d'ailleurs pas encore de créer des liens de confiance à long terme. Il fallait parvenir rapidement à ses fins.
Un traité était rompu lorsqu'il ne servait plus les intérêts d'un pays. Les temps étaient incertains. Les rap­ports de forces changeaient d'un mois à l'autre. Seul un mariage pouvait garantir des liens durables.

 

L'histoire des alliances au XVIe siècle se lit à travers les fiançailles et leurs ruptures, les mariages et leurs annulations. A Lon­dres, le jeune Henri VIII avait épousé Ca­therine d'Aragon, tante du puissant Charles Quint à Madrid. Henri VIII et Cathe­rine d’Aragon eurent une fille qu'ils fiancèrent à ce même Charles Quint.

 

Mais pendant que Marie grandit, Charles rompt ses engage­ments pour s'unir à Isabelle, infante du Portugal, ce qui lui permet d'étendre son pouvoir et d'accroître ses richesses. L'An­glais, que cette puissance inquiète, cherche aussitôt à s'allier à la maison de France par les liens du mariage. Mais le pape doit au­paravant annuler son union avec Cathe­rine d’Aragon. Depuis 1527, le pape est toutefois à la discrétion de Charles Quint et ne peut donc libérer Henri VIII de ses liens. Tout se complique encore avec le Conseil de la couronne qui préfère avoir pour reine une Anglaise issue de la noblesse, Anne Boleyn (1507-1536), plutôt qu'une princesse française.

C'est dans ces circonstances qu'au prin­temps 1533, la France envoie un ambassa­deur à Londres, celui précisément qui pose avec son ami pour ce tableau. En reprodui­sant les mosaïques sous les pieds des deux hommes, Hans Holbein nous montre qu'ils se trouvent effectivement sur le sol anglais. Les mosaïques correspondent à celles posées devant le maître-autel de l'ab­baye de Westminster et sont l'œuvre célè­bre d'artisans italiens. Le sol est aujour­d'hui usé et recouvert d'un grand tapis. Sur les bords, le visiteur peut toutefois encore distinguer les frises décoratives circulaires.

 

 

Un gentilhomme en mission délicate

 

L’ambassadeur français s'appelle Jean de Dinteville. Né en 1504, il résidait au château de Polisy en Champagne, était bailli (c’est-à-dire un officier royal qui rendait la justice) et représentant du Roi à Troyes, capitale de la province. De son temps, son père avait déjà assumé les mêmes charges.

 

 

Bien que sa famille ne fasse pas partie de la grande noblesse du royaume et que lui­-même ne fût pas non plus l'un des person­nages historiques de son temps, Jean de Dinteville était néanmoins un gentilhomme caractéristique de la Renaissance : de formation humaniste, ayant du goût pour la musique, la peinture et les sciences naturelles, travaillant au service du Roi et dépendant de son bon vouloir. Mais au regard de la postérité, son plus grand mérite fut sa décision de se faire peindre par Hans Holbein avec son ami.

 

L'artiste représente le gentilhomme dé­coré de l'ordre de Saint-Michel, dont la médaille est suspendue à une longue chaîne en or. Cette distinction correspondait au collier de la Toison d'or des Espagnols et à l'ordre anglais de la jarretière. Les ordres créés par les rois n'ont rien de commun avec les ordres de la fin du Moyen Âge, qui rassemblent des personnes poursuivant un idéal de vie monastique et chevaleresque. Renforçant ainsi le serment d'allégeance, le Roi les décernait pour s'attacher le plus étroitement possible des hommes de va­leur. Le prestige d'un ordre était lié au petit nombre de ses membres. L'ordre de Saint­-Michel n'en compta pas plus de cent.

 

C'est en 1531 que François 1er envoie pour la première fois Jean de Dinteville à Londres ; il y retourne au printemps 1533 car entre-temps, la situation est devenue encore plus confuse. En janvier, Henri VIII a fait secrètement bénir son union avec Anne Boleyn, enceinte de ses œuvres. Pourtant, le pape n'a toujours pas dissous son premier mariage avec Catherine d’Aragon.

François 1er soutient Henri VIII auprès de l'Église catholique et une rencontre est ar­rangée entre le pape Clément VII et le roi de France. Toutefois, Henri veut encore at­tendre. Il fait annuler son premier mariage par l'archevêque de Canterbury, empiétant ainsi sur les droits du pape, et rend plus difficiles les tentatives de négociations de François 1er.

Le 23 mai 1533, Jean de Dinteville écrit à son maître le Roi qu'il a prié Henri VIII de bien vouloir « tenir secret » le verdict rendu par l'archevêque de Canterbury afin que le Saint-Père n'en prenne pas connaissance avant que sa Majesté le Roi ne s'entre­tienne avec lui. Henri lui a répondu qu'il était impossible de garder le secret et qu'il convenait au contraire de le faire connaî­tre publiquement, même avant le couron­nement.

Le 21 juin 1533, Anne Boleyn est couronnée reine d'Angleterre à l'abbaye de Westmins­ter. Durant les festivités, l'émissaire fran­çais est traité avec tous les honneurs. Pen­dant ce temps toutefois, François 1er, qui espérait reconquérir le Milanais, en oublie les intérêts d'Henri et négocie une toute autre alliance avec le pape, à savoir le mariage de son fils, le futur Henri II, avec une nièce de Clément VII, une certaine… Catherine de Médicis. Au point où sont les choses, Dinteville n'a plus rien à faire à Londres qu'il quitte le 18 no­vembre 1533.

Dinteville fut témoin non seulement du couronnement d'Anne Boleyn à Londres, mais aussi de son exécution. Jean de Dinteville se rendit en­core trois fois en Angleterre pour des mis­sions différentes, puis sa famille tomba en disgrâce. Ses trois frères auraient conspiré contre François 1er. Jean de Dinteville mourut à Polisy à l'âge de 51 ans. Aupara­vant, il avait fait transformer son château et fait venir - comme les rois d'Angleterre et François 1er - des artisans d'Italie. Aujour­d'hui encore, on peut voir un carrelage dans le style italien. Le tableau de Holbein fut longtemps conservé au château, il se trouve maintenant à la National Gallery de Londres.

Les craintes d'un homme pieux

 

 

L'évêque ne tient pas, comme son ami séculier, un poignard d'apparat dans sa main droite, mais des gants. Son bras repose sur un livre où l'on peut lire encore sur la tranche : « aetatis suae 25 (vicesimus quintus – 25e) ».

 

Si l'on ajoute le mot « anno », cela donne en français : « dans la vingt-cinquième année de son existence ». L’âge de Dinteville est inscrit sur son poignard. Ces deux indications aidèrent à identifier les deux personnages.

 

L'évêque s'appelle Georges de Selve.

 

Comme c'est l'usage dans les tableaux officiels, les visages des deux amis ne sont pas très expressifs. Ils se ressembleraient même fort sans leurs barbes taillées de dif­férente longueur. Ils ne se distinguent vrai­ment que par leurs yeux.

 

 

Ceux de l'évêque sont plus petits, les paupières dissimulent davantage les pupilles et le regard semble moins attentif à ce qui l'entoure que celui de l'ambassadeur séculier. On retrouve la même différence dans les vêtements et dans la pose. Avec sa fourrure imposante, Dinteville paraît presque deux fois plus large d'épaules que son ami. Le diplomate porte sa fourrure largement ouverte tandis que le prélat serre étroitement son manteau. Le premier est plus tourné vers le monde, le second a une vie intérieure. A travers ces deux personnages, Holbein caractérise également deux états : robe longue, robe courte.

 

Le père de Georges de Selve était président du parlement de Paris et avait reçu pour son fils une charge d'évêque en récompense de ses bons et loyaux services. C'est ainsi que Georges était devenu à l'âge de vingt ans évêque de Lavaur, dans le Sud­-Ouest de la France. L'âge minimum requis était de vingt-cinq ans, mais une dispense du pape permettait de telles exceptions. Ces autorisations spéciales n'étaient pas rares : les évêques trop jeunes recevaient rentes et titres tandis que les prêtres se chargeaient des fonctions liées à leur charge.

 

Georges de Selve vécut la plupart du temps hors de son diocèse, même quand il fut en mesure d'assumer ses fonctions en personne. A l'automne 1533, alors qu'il se rendait à Londres à titre privé, son roi l'en­voya comme émissaire à Venise, puis à Rome auprès du pape et à Madrid auprès de Charles Quint. En 1540, Georges de Selve demanda la permission de se retirer pour des raisons de santé. Au mois d'avril de l'an­née suivante, en 1541, il mourait à l'âge de 33 ans.

Les écrits de Georges de Selve témoi­gnent de sa piété. La solution de tous les problèmes, même des problèmes séculiers, résidait pour lui dans le renouveau de la vie religieuse. Il réprouvait l'état actuel de son Église tout comme les intérêts égoïstes des rois et des princes. Apparemment, il res­sentait de la sympathie pour les efforts de Luther mais voulait empêcher le schisme de l'Église. Ce fut probablement lui qui re­présenta la France en 1529 lors de la Diète de Spire où il tint un plaidoyer en faveur d'une réunification confessionnelle.

Dans son tableau peint quatre ans plus tard, Holbein indique ce désir de réunification par un recueil de can­tiques ouvert sur l'étagère inférieure du meuble. Il ne s'agit pas d'un exemplaire français, ni anglais d'ailleurs, mais d'un li­vre allemand : le « Geystlich Gesangk-buchleyn » (Livre de chants liturgiques) du compositeur germanique Jo­hann Walther (1496-1570) qui fut l’ami et le conseiller musical de Luther ; imprimé en 1524 à Witten­berg, c’est le plus ancien recueil polyphonique de chants protestants. On peut voir sur les pages du tableau deux chants luthériens : « Kom Heiliger Geyst Herregott » et « Mensch wiltu leben seliglich ». Le premier est la version allemande du « Veni Creator Spiritus » », le second, une introduction aux Dix Commandements ; ainsi les deux textes sont très « catholiques » de par leur contenu et leur tradition, ils montrent donc les points com­muns de la nouvelle Église luthérienne et de l'ancienne Église romaine.

 

Au centre : les mathématiques

 

Au XVIe siècle, l'usage voulait que l'on représente très près l’un de l'autre les personnages d'un double portrait. Ce n'est pas le cas de Dinteville et de Selve. Holbein les écarte de telle manière qu'ils se tiennent aux extrémités de la toile. Entre eux se trouve un meuble à étagère, de fabrication grossière, rempli de livres et d'instruments. Il semblerait pres­que que Holbein ait voulu souligner que c'est leur intérêt commun pour les sciences naturelles qui réunit les deux célibataires.

 

Les instruments appartiennent tous au domaine des mathématiques appliquées. On peut voir en haut à gauche un globe céleste, un cadran solaire cylindrique, ap­pelé aussi horloge du berger. Plusieurs cadrans solaires se trouvent sur le polyèdre, ils étaient utilisés en voyage. On trouve ensuite deux cadrans de forme différente et sur l'étagère inférieure du meuble, un globe terrestre à main, une équerre et un compas posés sous le manche d'un luth : la musique était conçue jadis comme un art mathéma­tique. Les tubes servaient probablement à ranger les cartes géographiques.

Caractériser un diplomate et un homme d'Église par un amoncellement d'instru­ments de mesure peut nous paraître aujour­d'hui un procédé quelque peu étrange. Il n'en était rien à l'époque. Les deux hommes avaient fréquenté l'Université. A la Renais­sance, les mathématiques devinrent l'une des disciplines les plus importantes. Elles avaient été négligées pendant tout le Moyen Âge, la représentation religieuse du monde primant alors sur les sciences naturelles. Maintenant pourtant, les hommes recher­chaient les lois mathématiques et physiques régissant le fonctionnement du monde. Les peintres s'intéressaient eux aussi aux ma­thématiques ; dans son « Introduction pour mesurer à l'équerre et au compas », le peintre et graveur allemand Albrecht Dürer (1471-1528), compatriote de Holbein, louait la géométrie en tant que véritable fondement de la peinture. Peut-être les deux instru­ments dans le tableau de Holbein font-ils allusion à l'œuvre de son confrère.

L'équerre est glissée entre les pages d'un livre qui, à l'instar du «Geystlich Gesangk-buchleyn », a pu être identifié. Il s'intitule : « Eyn unnd wolgegründte underweysung aller Kauffmanß Rechnung in dreyen Bü­chern mit schönen Regeln un fragstucken begriffen... » (Instruction pratique aux cal­culs marchands en trois volumes, suivie de belles règles et de problèmes). Il s'agit d'un traité de calcul commercial, rédigé par Pe­ter Apian, mathématicien de l'université d'Ingolstadt, et imprimé en 1527. Apian commence par les calculs de base et amène le lecteur à l'extraction de la racine carrée (Opération d'arithmétique par laquelle on trouve la racine d'un nombre c’est-à-dire nombre dont le carré est égal à ce nombre). Il montre à l'aide d'exemples comment cal­culer le taux de conversion de l'or par rap­port à celui de l'argent ou encore comment convertir une monnaie dans une autre. Il pose ensuite des « problèmes » équivalents à ceux que connaissent les écoliers d'aujour­d'hui : « Un bateau part de Leipzig et navi­gue pendant dix-huit jours jusqu'à Venise. Le même jour, un bateau quitte Venise et met 24 jours pour arriver à Leipzig. Ques­tion : au bout de combien de jours vont-ils se rencontrer ? »

Le globe derrière le livre d'Apian est at­tribué à Johann Schöner de Nuremberg en Bavière. Hans Holbein étant originaire d'Augsbourg, également en Bavière, on peut supposer que c'est le peintre, et non les commanditaires, qui a réuni les ob­jets provenant d'Allemagne du Sud. Toute­fois, Hans Holbein a modifié le globe de Schöner sur la demande de Dinteville. C'est ce que l'on constate si l'on compare les lieux inscrits sur ce globe et ceux qui apparais­sent sur l'original. Ils ont une centaine de lieux en commun, mais la reproduction d'Holbein compte environ vingt lieux supplé­mentaires. Il s'agit de noms importants pour Dinteville et sa famille, comme la Bourgogne, l'Auvergne et Polisy.

La mort cachée dans un dessin à décrypter

Hans Holbein a tout reproduit - les person­nages comme les objets - avec beau­coup de réalisme, à une exception près : la tête de mort au-dessus du carrelage.

 

 

 

A première vue, le spectateur peut difficilement l'identifier. Ce n'est que lorsqu'il regarde le tableau à partir du bord droit ou du bord gauche qu'il peut reconnaître un crâne, et seule une lentille modifiant les proportions le fait apparaître clairement.

Ces anamorphoses, ou images défor­mées, étaient parfaitement connues à l'épo­que. Couramment employées dans les por­traits dessinés, elles étaient techniquement possibles grâce à une règle et une mesure de longueur, c'est-à-dire des instruments ma­thématiques. Le peintre dessinait tout d'a­bord les contours d'un portrait, le couvrant ensuite d'une trame de lignes perpendicu­laires. Sur une seconde feuille, il déformait alors la trame - en rétrécissant les inter­valles dans un sens et les élargissant dans l'autre - puis reportait le portrait dans les cases correspondantes. Un amusement ma­thématique sous forme de dessin-devi­nette.

Une autre tête de mort se trouve dans le tableau, elle apparaît toute petite sur la broche ornant la toque de Dinteville. Ces deux représentations ne sont pas dues au hasard : le tableau de Holbein est trop mûrement réfléchi pour cela, trop soigneuse­ment calculé. Deux tableaux de Fra Vicenzo dalle Vaches, peints en 1520 pour une église de Padoue, peuvent nous fournir une indication sur leur signification. Ces ta­bleaux ne représentent pas de personnages, pas d'anamorphoses, mais une étagère avec des objets comme le tableau d'Holbein.

L'un des deux tableaux s'appelle « Vanité de la puissance terrestre de l'Église et des laï­ques » et montre, entre autres, une crosse d'évêque, une couronne, un sablier et une tête de mort. Dans l'autre tableau, intitulé «Vanité des sciences », plusieurs objets ont été réunis : un globe céleste, un sextant (instrument de marine qui sert à mesurer l'angle d'un astre au-dessus de l'horizon ; le sextant permet de déterminer la latitude), un livre de mathématiques, une partition et une viole avec une corde cassée. Chez Hans Hol­bein aussi, le luth présente une corde cas­sée. La disposition de ses objets ressemble à une combinaison des deux tableaux ita­liens. Qui traitent de la vanité.

Le terme « vanité » avait jadis un sens plus large qu'aujourd'hui. Il signifiait l'a­veuglement aux choses importantes de la vie, mais aussi l'inutilité de toutes les entre­prises humaines. L'homme vain oublie aisément qu'il doit mourir. Il s'imagine qu'il peut découvrir le monde grâce à la science. Le médecin, philosophe, alchimiste et kabbaliste chrétien originaire de Cologne Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim (1486-1535) dé­nonçait l'« incertitude et la vanité de tous les arts et de toutes les sciences » dans un mémoire paru en latin en 1519, donc quel­ques années avant le tableau. Agrippa écrit dans son ouvrage que « tous les arts et toutes les sciences ne sont que des défini­tions de l'Homme, conçues dans son ima­gination », la vérité en revanche est « si grande et si libre qu'elle ne peut être saisie par aucune réflexion scientifique... mais seulement par la foi... »

Le tableau de Hans Holbein est donc plus qu'un simple portrait. Au premier abord, il semble bien de ce monde : deux hommes jeunes, dans la dignité de leur charge et en­tourés d'instruments destinés aux décou­vertes mathématiques et scientifiques. En insistant sur les parties horizontales et ver­ticales, la composition du tableau semble elle-même se plier à un arrangement mathématique. Seule l'anamorphose de la tête de mort, inclinée dans l'espace, contredit l'ordre orthogonal, donne à l'œuvre une note philosophique et cache un message. Si l'on consulte des textes comme celui d'A­grippa ou des tableaux comme celui de Vicenzo dalle Vacche, ce message pourrait bien être le suivant : les arts, les sciences et les dignités sont vains. Pourtant, Hans Holbein n'avait nullement besoin de ren­dre le crâne méconnaissable pour un tel message. C'est pourquoi, il semble plus juste de dire : l'intérêt pour les sciences et les arts n'est pas nécessairement vain. Il peut conduire à une compréhension plus profonde, plus vaste, et parfois même, on ne peut rendre visible la mort qui se cache derrière les belles apparences qu'à l'aide d'instruments scientifiques. Ce tableau en est la preuve.

 

On notera aussi, non sans un certain humour, que hohle bein signifie en allemand « os creux » et qu'ainsi ce crâne pourrait aussi être une référence au nom de l'artiste, une sorte de signature.

 

 

 

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Sinécure: Emploi rétribué qui n'oblige à aucun travail.

Henri VIII (28 juin 1491-28 janvier 1547) est le deuxième fils d'Henri VII d'Angleterre. La mort de son frère Arthur lui permet d'accéder au trône en 1509. Il met alors ses fortes qualités intellectuelles au service de son pays. Il s'applique à entretenir de bonnes relations avec la France et l'Espagne. Il épouse d'ailleurs Catherine d'Aragon, veuve de son frère et tante de Charles Quint, mais demande l'annulation du mariage en 1527 car elle ne lui a pas donné d'héritier mâle vivant.
L'annulation lui est refusée par l'Église. Jusqu'alors fervent catholique, il s'oppose au pape Clément VII et parvient à faire prononcer l'annulation en 1533 par Thomas Cranmer qui deviendra ensuite archevêque de Canterbury. Épris d'Anne Boleyn, il la fait couronner peu de temps après. L'année suivante, il instaure l'Acte de suprématie et fait exécuter ses opposants (Thomas More, Jean Fisher). N'ayant que des filles, il contribue à l'exécution de son épouse et s'unit à Jeanne Seymour. Son premier fils, Édouard VI, vient enfin au monde en 1537 (mais Jeanne meurt peu après) et permet la consolidation de sa dynastie. Il lui succédera en 1547.
Il aura encore trois épouses, Anne de Clèves (répudiée), Catherine Howard (exécutée) et Catherine Parr (qui lui survivra un an).
Henri VIII est le fondateur de l'anglicanisme.

L’Ordre de Saint-Michel : Ordre de chevalerie français fondé par Louis XI en 1469. Supprimé par la Révolution, et rétabli par Louis XVIII, il disparut en 1830.

L’Ordre de la jarretière : Ordre de chevalerie anglais fondé par Édouard III en 1348, composé de 24 chevaliers en plus du roi, grand maître de l’ordre, et du prince de Galles. Les dames ont accès à cette dignité. Selon la légende, la création de cet ordre aurait été décidée par le roi Édouard III lors d'un bal à Calais, où il dansait avec sa maîtresse, la comtesse de Salisbury. Celle-ci ayant, en dansant, fait tomber sa jarretière, le roi, galamment, la ramassa sous les quolibets des danseurs, la mit à son genou et coupa court aux railleries par ces mots : « Messieurs, honni soit qui mal y pense. Ceux qui rient maintenant seront très honorés d'en porter une semblable, car ce ruban sera mis en tel honneur que les railleurs eux-mêmes le chercheront avec empressement. » La devise de l'ordre est : « Honi soit qui mal y pense », avec un seul n, certainement à cause de l'orthographe moins contraignante de l'époque. (Honnir c’est manifester de la haine à l'égard de quelqu'un en le couvrant de honte).

Exécution : Pour l’épouser, le roi divorça d’avec Catherine d’Aragon. Mais il n’eut d’elle qu’une fille, la future reine Élisabeth. En 1536, supplantée par Jane Seymour, elle fut accusée d’adultère, condamnée à mort et exécutée.

Spire : en allemand Speyer. Ville d’Allemagne (Rhénanie-Palatinat), sur le Rhin, au sud de Mannheim. Siège d’un évêché depuis le XIIe siècle, elle devint une ville libre impériale en 1294. Plusieurs diètes s’y tinrent à l’époque de la Réforme, dont celle de 1529, ou les princes réformés « protestèrent » contre la décision de Charles Quint restreignant la liberté religieuse. Diète (du bas latin dieta : journée de travail – Assemblée politique dans certains pays d’Europe centrale etNom donné à l’assemblée de quelques ordres religieux).

Veni Creator Spiritus :

« Veni, creator, Spiritus,Viens,Esprit Créateur nous visiter Mentes tuorum visita,Viens éclairer l'âme de tes fils; Imple superna gratiaEmplis nos coeurs de grâce et de lumière, Quae tu creasti pectora. Toi qui créas toute chose avec amour »…

La kabbale ou Cabale (de l’hébreu qabbala, tradition) est l’ensemble des commentaires mystiques et ésotériques juifs des textes bibliques et de leur tradition orale.

 

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