HYACINTHE RIGAUD, LOUIS XIV EN COSTUME DE SACRE, 1702
277 x 194 cm, Musée du Louvre, Paris

 

 

 

Commentaire :

- l'étude du tableau permet d'aborder aisément la notion d'absolutisme. Il s'agit de montrer ici que le roi de France disposait de pouvoirs extrêmement étendus (luxuriance de détails hautement symboliques) dans la mesure où il tenait ces derniers de la main de Dieu.

1. Louis XIV, metteur en scène du pouvoir royal

Hyacinthe Rigaud (1659-1753), peintre et courtisan à Versailles, reçut la commande de ce portrait en 1701 de Philippe V d'Espagne, petit-fils du roi-soleil, qui avait lui-même posé l'année précédente. Toutefois, Louis XIV apprécia tellement la production de Rigaud qu'il décida de la conserver... et d'en multiplier les copies (dont une gardée au Prado), consacrant le tableau en véritable portrait officiel.

La toile fut exposée dans la salle du trône du palais de Versailles, c'est à dire au centre de l'édifice, lui-même au centre de la France. Louis XIV avait ainsi l'assurance que chacun pourrait admirer sa personne et, surtout, se rappeler l'étendue de la puissance royale. Nous disposons donc bien ici d'un outil de gouvernement ancré au coeur du système absolutiste français.

La nature de l'œuvre (une commande) et son emplacement indiquent ainsi dès l'abord que le monarque entendait mettre en scène son pouvoir. Dans le but de célébrer au grand jour l'absolutisme royal, Rigaud et le monarque recoururent à des effets que l'on pourrait qualifier sans exagération de théâtraux.

On relèvera, du plus évident au plus subtil :

- le rideau pourpre (couleur de la majesté depuis l'Antiquité), derrière lequel se laisse timidement deviner le trône, uniquement indentifiable à l'aide des fleurs de lys qui le parsèment. La vie du roi fut une perpétuelle représentation, de son lever à sept heures précises à son coucher vers vingt-trois heures... Arme de gouvernement, cette théâtralisation de la vie à Versailles contribua à la domestication de la noblesse et à la glorification de la personne royale.

 

- la confusion des styles : la couronne, incarnation de la majesté, est ainsi posée sur un simple tabouret (fût-il royal) ; de même, Louis XIV tient son sceptre à l'envers et s'appuie sur ce dernier comme sur une simple canne... On peut en tirer deux enseignements : d'une part le roi-soleil montre par là qu'il incarne la majesté, que sa seule présence suffit à magnifier le meuble le plus ordinaire (un tabouret) et, d'autre part, que lui seul dispose de suffisamment de grandeur pour se comporter "sans affectation" en présence des regalia (insignes du pouvoir)...

- le pas de danse : nous entrons ici, si l'on ose dire, de plein pied dans le domaine de la symbolique monarchique. Chacun sait que le roi-soleil fut un excellent danseur au temps des fêtes de 1664 et, plus généralement, tout au long de sa jeunesse. Rigaud composa néanmoins son tableau en 1701/1702, c'est à dire à une époque où Louis XIV entamait sa soixante-quatrième année. De fait, le visage du roi est, sur le portrait, celui d'un vieil homme. Aucune concession d'âge ici, aucune trace de la flagornerie habituelle aux courtisans (au demeurant, Louis XIV avait exigé que ses traits fussent véritables). Pourquoi alors exhiber les jambes fermes d'un danseur de vingt ans ? Au-delà d'un improbable réflexe de coquetterie, il convient ici de distinguer les deux corps du roi : le roi physique (vieux en 1701, comme le montre son visage) et le roi symbolique, immortel, assurant la continuité de la couronne et de l'Etat ("le roi est mort, vive le roi"). Au-delà de la simple nostalgie, Louis XIV réaffirma ici un dogme de la politique française : "les rois ne meurent pas en France". N'oublions jamais que, si la phrase "L'Etat, c'est moi" fut apocryphe, il affirma à sa mort : "Je m'en vais, mais l'Etat demeurera toujours."


Pourquoi cette mise en scène spectaculaire ? Laissons répondre le Grand Roi lui-même : "les peuples [...] se plaisent aux spectacles. Par là, nous tenons leurs esprits et leurs cœurs". Il s'agissait donc d'une arme politique, donnant au monarque un pouvoir sur les esprits, composante essentielle du système absolutiste. Le roi de France disposait-il néanmoins de pouvoirs "concrets" étendus habilement mis en scène ou cette théâtralisation avait-elle vocation à dissimuler son impuissance politique ?

2. La concentration des pouvoirs dans la personne du roi

Ce portrait permit à Louis XIV d'afficher les regalia. Si l'on accepte, au prix d'un léger anachronisme, la tripartition exécutif, législatif et judiciaire, que constate-t-on ?

En ce qui concerne le pouvoir exécutif :


- le sceptre était, outre le symbole du pouvoir de vie et de mort du roi (bien théorique à l'époque), le prolongement de la main droite de ce dernier, c'est à dire la main de l'action, de l'exécution.

 

 

- l'épée (ici "Joyeuse") rappelait le statut de chef des armées du roi, combattant pour la gloire de Dieu (ou pour avoir le dernier mot : "ultima ratio regis" : « la dernière raison des rois »). Le monarque décidait de la paix et de la guerre.

 

 

En ce qui concerne le pouvoir législatif :


- l'emploi de l'or et du pourpre dans les vêtements renvoie à un privilège rare qui réglementait de façon fort sévère les tenues vestimentaires à la cour de Versailles. Ainsi, de 1664 à 1708 (donc à une période qui nous concerne), un brevet était nécessaire pour porter des vêtements brodés d'or et d'argent. La débauche d'or sur le costume de sacre rappelait ainsi à tous que le roi agissait "selon son bon plaisir" et qu'il était au-dessus des lois. Le monarque, source de tout privilège, était naturellement source de toute loi ("c'est légal parce que je le veux").

En ce qui concerne le pouvoir judiciaire, longtemps considéré comme le véritable pouvoir par les monarques (le roi justicier mit longtemps à s'effacer devant le roi législateur) :


- la main de justice (évidemment) : toute justice en France était rendue au nom du roi. Le monarque ne fit que déléguer cette attribution aux parlements (et la reprit régulièrement).

 


- le bas-relief à droite de la couronne laisse deviner un corps féminin. Il s'agit de la déesse Thémis, fille d'Ouranos et de Gaïa, prodiguant à Zeus d'avisés conseils. Allégorie de la Justice (cf. la balance dans sa main), elle incarnait aussi l'ordre établi (cf. l'épée dans l'autre main). Le roi ne pouvait ainsi voir sa fonction d'arbitre remise en cause sans de graves dommages pour le corps social.

Si l'on dépasse cette tripartition, on peut dégager d'autres pouvoirs :


- la supériorité du roi à l'intérieur du royaume était rappelée par la couronne, fermée sur le modèle impérial depuis François 1er. Ni l'empereur ni le pape n'avaient autorité sur le roi de France. A plus forte raison, nulle opposition ne pouvait naître à l'intérieur des frontières.

 

 


- la perruque et les talons traduisaient physiquement cet axiome politique en venant compenser la petite taille de Louis XIV.


- là apparaît un autre pouvoir du monarque, celui de lancer les modes : le roi soleil inaugura celle des hauts talons par exemple.

 

3. Le roi de France, monarque de droit divin

Le roi de France semble donc avoir disposé de tous les pouvoirs (ou, à tout le moins, les revendiquer, puisqu'il s'agit d'une œuvre officielle). Il fallait que sa légitimité fût bien forte pour lui assurer une telle concentration de pouvoirs. Sans légitimité, l'autorité royale ne pouvait se maintenir qu'à grand peine ; les théories tyrannicides des théologiens protestants au cours des guerres de religion, les assassinats de Henri III et de Henri IV (par des catholiques) n'étaient nullement oubliés et Rigaud eut soin de parsemer le portrait de Louis XIV de détails rappelant l'origine du pouvoir absolu : Dieu.

Louis XIV, comme tous les dépositaires de l'autorité au XVIIe siècle, avait reçu son pouvoir de Dieu, dont il était le fidèle lieutenant sur la terre. Le collier de plaques d'or supportant la grande croix de l'ordre du Saint Esprit, distinction la plus élevée à la Cour de France depuis Henri III (son fondateur), le rappelait utilement. Le Saint Esprit garantissait au roi le suivi d'une politique sage et réfléchie en apportant la ratio, la raison (indissociable de la fides, la foi) à ce dernier. Surtout, la colombe renvoyait à la cérémonie du sacre (Clovis et saint Rémy), au cours de laquelle le roi devenait "l'oint du Seigneur", sacré et donc inviolable.

Autre référence au sacre et au fondement religieux du pouvoir, l'épée. Posée sur l'autel lors de la cérémonie, elle était prise par le roi, considéré ainsi comme recevant son pouvoir de Dieu. Notons en outre que l'Eglise sut attribuer à l'épée une dimension symbolique forte : sa forme (une croix) devait rappeler ses devoirs de chrétien à son porteur et sa longueur l'obliger à se tenir à distance du mal... Bien qu'en net déclin à l'époque moderne, cette symbolique demeurait présente chez certains lettrés...

Les fleurs de lys, avant d'entrer dans les armoiries de la monarchie française sous Louis VII, symbolisaient la Sainte Vierge... Convenons néanmoins que ni Rigaud ni Louis XIV n'avaient ce détail en mémoire en 1701... en dépit d'une dévotion mariale en essor. Enfin, chacun des doigts de la main de justice (posée derrière la couronne) est à lui seul un symbole :


- le pouce : Dieu.


- l'index : la Raison. (la ratio, séparant l'homme de l'animal dès Isidore de Séville).


- le majeur : la Charité.


- les deux autres sont repliés et représentent la Foi (chrétienne s'entend - encore que l'on peut même préciser catholique depuis la clause imposée à Henri IV en échange de son sacre) et la Pénitence.

 

Tous ces détails rappelaient que Louis XIV tirait son pouvoir de Dieu et, qu'à ce titre, il ne pouvait s'agir que d'un pouvoir absolu... Remettre en cause ce dernier équivalait à douter de celui qui le conférait... ce qui était impensable (pour la plupart).

 


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