Amedeo Clemente Modigliani (Livourne, 12 juillet 1884 - Paris, le 24 janvier 1920) est un peintre et un sculpteur italien de l'École de Paris qui s’est essentiellement consacré au portrait.
Amedeo Modigliani est né à Livourne en Toscane le vendredi 12 juillet 1884, au 38 rue de Rome.
Son père, Flaminio Modigliani, négociant juif en bois et charbon, venait d'être mis en faillite… Or, une loi interdisait à l’époque qu'on saisît ce qui se trouvait sur le lit d'une accouchée… C’est donc ce qui fut fait, d'où un amoncellement d'objets précieux et de bijoux qui manqua coûter la vie à la mère et à l'enfant. Modigliani a toujours cherché là un signe qui aurait expliqué ses extravagances. Il se disait qu'il était né sous les auspices de la ruine. Que les choses matérielles avaient dès son premier souffle mis ses jours en danger, une veille de shabbat1.
Sa mère, Eugenia Garsin est née à Marseille ; elle lui parle parfois en français et lui raconte un peu de la France. Les Garsin sont d'origine sefardim, c'est-à-dire descendant des élites juives émigrées d'Espagne, installées après l'Inquisition à Livourne et ayant fidèlement conservé langue et usages raffinés aussi bien que les coutumes des anciens temps. Les Garsin appartiennent à la grande tradition des lettrés israélites, commentateurs de livres sacrés, ou fondateurs d'écoles talmudiques. La famille gardera toujours l'habitude des discussions philosophiques. Les grands-parents parlent le judéo-espagnol, langue de l'exode, de l'exil, du secret. Ainsi, lorsqu'il vient au monde, à l'heure où son père est déclaré en faillite, Amedeo est l'héritier de voyages, de fables et de vérités lointaines. Sa mère avait jadis connu Flaminio Modigliani quand elle avait quinze ans. Il était lui aussi issu d'une famille juive, originaire du village de… Modigliani, au sud de Rome. « A quinze ans dans notre monde une jeune fille se laissait marier… » confie-t-elle à son fils un jour. Eugenia Garsin devait avoir, à quinze ans, en pensant à ce qui l'attendait, cette absence de regard, des yeux vagues, presque clos sur cet avenir vers lequel on la poussait et qu'elle ne voulait pas voir. Modigliani l'a peinte ainsi, après, dans sa vie d'adulte, chaque fois qu'il a peint une fillette à l'inquiétude paisible, aux angoisses silencieuses, le cou supportant une tête qui cède et s'incline… Eugenia après avoir connu la maison raffinée de son père Isaac, de son grand-père le voyageur, l'homme de Tunis et de Londres, trouva les Modigliani sévères et tristes. Chez elle, elle avait pris part à des discussions sur les textes sacrés, elle avait appris l'anglais, la philosophie, la littérature. Dans sa belle-famille livournaise, on lui imposa des règles strictes de respect du rituel, une forme de vie qu'elle jugea étroite, sans clarté et à laquelle elle ne s'habitua jamais. Remettre en question les normes établies, c'est ce qu'elle veut avant tout enseigner à chacun de ses enfants. Amedeo voit rarement son père dont il n'oubliera jamais le regard hautain, le menton relevé, la barbe large et carrée. Plus il lui parait conformiste, plus il se jure de ne pas lui ressembler. Des femmes vivent à la maison. Il y a Laura et
Gabriela, ses tantes et la « Signora Nonnina » (la
grand-mère qui se dit descendante du philosophe Spinoza !).
Ce que ces trois sœurs se racontent, sans prendre garde aux enfants
qui jouent tout près, est triste, si triste qu'Amedeo en est impressionné.
Il n'est pas étonné d'apprendre vers 1915, alors qu'il est
depuis longtemps installé à Paris, que sa tante Gabriela
s'est suicidée. Elle s'est jetée du haut d'un escalier,
à Rome. Il n'a pas connu les raisons de sa mort. Mais les femmes
dans sa famille ont toujours compté pour lui. Il les sait mystérieuses,
puissantes, issues des ombres, sans cesse allant et venant du monde des
corps présents au monde des transparences. Quatrième et dernier enfant, Amedeo, que les siens surnomment affectueusement « Dedo », a une jeunesse comblée, mais difficile. Difficile en raison de l'atmosphère sombre qui règne dans la vieille maison patricienne, ensuite en raison des ennuis financiers qui contraignent son père à s'absenter pour de constants voyages et à Eugenia à enseigner ou à entreprendre divers travaux littéraires de traduction.
De santé chétive Amedeo est tout d'abord atteint d'une pleurésie2, puis à l'âge de quatorze ans, une typhoïde3 met ses jours en danger. Ainsi il a connu très tôt la mort, il l'a contemplée. Elle semblait logée en lui, paisible. Et comme elle semblait toujours présente, ça lui a donné plus tard ce besoin, cette hâte à réaliser un rêve d'existence qui menaçait à chaque instant de demeurer inachevé.
De son enfance Amedeo gardera des souvenirs de tourmente qui se conjuguent avec des images paisibles. En 1900, sa tante Laura donne des signes d'extravagances tels qu'on craint pour son équilibre mental. Amedeo, de son côté, tousse, ses poumons ont été atteints lors de sa fièvre typhoïde. Eugenia sa mère s'inquiète et décide de l'emmener au soleil. C'est le noir et c'est l'hiver. Ils partent vers les villes blanches... Ils visiteront Rome, Naples, Capri… Les musées…
Le 7 mai 1902 il s'installe à Florence et s'inscrit à l'Ecole libre des nus, la fameuse Scuola di Nudo de l’Accademia di Belle Arti.
C'est là qu'il faut chercher la vérité : la tête, temple, siège sacré de la pensée, se trouve supportée par un cou souple et large et solide comme le corps d'une cariatide. Ce jour là il sait qu'il peindra et sculptera des cariatides et, dans ses portraits, le cou sera le dessin, à déchiffrer, de ces femmes puissantes. Il a toujours sans le savoir clairement, voulu atteindre à cette écriture du corps et cette volonté vient de lui être révélée.
Ils vont en bande sur l’île de la Giudecca, dans des lieux de rencontres qui leur paraissent appartenir au monde du danger et de la luxure où doit s'enraciner toute inspiration. Ils ont le sentiment de risquer leur vie et leur âme.
Les filles sont belles et rouges à la lueur des chandelles, leurs seins presque nus. Dans cette torpeur bienfaisante que donne le haschisch, Amedo se laisse envelopper par les bras d'une femme dont le corps disparaît dans l'obscurité. Et lorsqu'il en distingue les formes, il est d'une couleur bistre (d'un brun noirâtre), comme pétri de terre et de feu.
Un jour il se rend à Carrare. Le marbre brut qu'il y découvre l'émeut plus que les statues lisses. Le marbre est là, compact, plein d'aspérités, sans défense dans le silence de son intensité. Le désir le prend de heurter la pierre, de la prendre en enfonçant son ciseau dans sa chair jusqu'à ce qu'elle crie. Il veut aussi que ses traits parlent comme les mots de Dante. Qu'ils soient comme eux dangereux, irréfutables.
Amedeo a 22 ans, un beau visage de "Romain", au dire des femmes. Si beau, si brun, si insolemment étranger, si arrogant dans ses habits négligés qui indiquent une subtile recherche. Il porte un costume de velours côtelé, un foulard rouge noué autour du cou, un chapeau noir à larges bords et il est animé par le désir de devenir un grand sculpteur. Plein d'espoir et de talent, cultivé, il vient pour conquérir la France. Il a la conviction qu'il faut vivre vite et sans économie d'aucune sorte. Il a peut-être déjà le sentiment de sa fin… Des ombres l'escortent, celles des suicidés, des déraisonnables qui l'ont précédé dans sa famille. Il aime, tout en la craignant, l'idée que son sang est, dans la chimie mystérieuse de l'hérédité, porteur de menaces.
Ses poumons ne sont pas guéris. Il le sait. En apparence, il fait comme s'il n'en était rien, mais son corps et sa mémoire ont peur. Et ils le poussent à se hâter, à signifier avec grandeur son existence.
Longtemps le seul acquéreur de ses toiles est un presque aveugle : Léon Angeli. Celui-ci vient chez lui, colle son nez sur ses toiles encore fraîches et finit par acheter le tableau persuadé qu'à la longue il pourra bien en tirer quelque profit. Modigliani n'oubliera jamais ce regard trouble, cette vision imparfaite, cet œil clos sur la lumière et les couleurs. Il a peur de la manière qu'il a d'observer ces visages qu'il a peints et qu'il livre au regard de son œil mort. Peut-être est-ce à cause de lui que les yeux de ses portraits sont blancs, ouverts en dedans vers une lumière qu'il cherche sans cesse à définir ?
C'est particulièrement au cours de ces années que les artistes étrangers accourent en foule d'Allemagne, d'Europe centrale, des Etats-Unis attirés par l'animation de la capitale, par le renom grandissant du mouvement fauve qui est en passe de triompher. Leur légion nombreuse se réunit à Montparnasse au café du Dôme et obligera sous peu Matisse à ouvrir son Académie. Bien qu'il vive un peu à l'écart et se montre réservé, Modigliani se retrouve parfois avec la bande plus cohérente de Picasso, Max Jacob et leurs amis du Bateau-Lavoir, souvent accompagnés des poètes André Salmon et Guillaume Apollinaire.
L'œuvre de Modigliani à l'époque est encore assez rude, hésitante, à l'image de ses incertitudes et de son besoin d'affirmation, à mi-chemin entre Fauvisme et Expressionnisme, comme beaucoup d'autres à l'Epoque. Il répugne visiblement à faire appel à la couleur pure, aux fanfares éclatantes chères à ses amis et se cantonne encore volontiers dans les ocres et les tons sombres pour ses nus. Son exaltation foncière se révèle dans la secrète violence qui émane de sa peinture.
, Modigliani s'habitue vite à la faune de Paris dont il fait désormais partie. Dans ce milieu de paumés il fait la connaissance du fonctionnaire de police Descave, grand amateur de peinture. Souvent d’ailleurs, pour éviter un passage à tabac, pour s'acquitter d'une amende, tous ces peintres laissent un tableau ou quelques dessins au lieu de l'argent qu'ils n'ont pas. Quant à Georges Chéron, le marchand de tableaux dont la galerie se trouve rue La Boétie, il a compris une chose avec certitude : qu'il est bon d'acheter des tableaux aux peintres inconnus. En quelques journées de travail, dans la cave qu'il a aménagée, ces crève-la-faim réalisent des toiles qu'il met ensuite en vente dans sa vitrine ou qu'il garde parfois en réserve. Il a le temps d'attendre. Pour quelques sous, un repas, une bouteille de rhum qu'ils peuvent finir sans qu'il trouve à redire, le brave Chéron devient ainsi propriétaire d'un Soutine, d'un Utrillo, d'un Foujita, d'un Modigliani…..
Chez Modigliani les moments de colère alternent avec des moments de déclamation poétique...
Son frère Emmanuel, sensible à sa solitude et à son désir de sculpter lui offre un voyage à Carrare. Dans ce feu de l'air de Carrare, ses poumons brûlent, son corps est en fièvre. Il sait qu'il faut abandonner la pierre. Il décide de rentrer à Paris. La pluie peut-être lui manque. A Paris il recommence à dessiner, et sur la toile, à peindre. Avec cette arrière-pensée permanente que cette toile est infiniment plus chère que le papier. Et son prix en fait à ses yeux un objet aussi rare, aussi précieux que le marbre d'Italie.
Le 1er août 1914 : mobilisation générale. Paul Alexandre est enrôlé dans un bataillon d'infanterie. Celui qui avait recueilli ses premiers dessins disparaît ainsi, dans un bruit de bottes et de fusils, dans l'absurdité d'une mobilisation où défilent les soldats rigolards, où les filles agitent leurs mouchoirs rêvant au romanesque des retrouvailles avec un homme qui sentirait la boue et le fusil. Modigliani prend de la cocaïne, du haschisch, du vin, du rhum, de l'éther, de l'absinthe. Quelque part, dans l'Est, ses amis se font massacrer. Le courrier d'Italie se fait rare.
Un soir après une dispute avec Béatrice, ivre, à la lumière de la lune, il réussit à se faufiler à l'intérieur du cimetière de Montmartre où il aime errer. Le plaisir et la mort rôdent. Baudelaire le suit de son ombre. Et Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont… et les autres, les morts anonymes le suivent de plus en plus nombreux, l'effleurent au détour d'une tombe. Il voit leurs yeux très blancs, leurs cous longs et blancs qui sont piliers de chair, leurs visages blancs, joues ovales, tête légèrement penchée vers l'épaule gauche, puis encore les yeux blancs. Jamais vides. Une fine pellicule glaireuse les recouvre. Cette nuit là il la termine dans une poubelle, au cœur des détritus. Des agents de police l'en ont extrait le matin suivant. Sa rupture avec Béatrice aura été aussi violente que le bris volontaire d'une statue. Ils se sont lancés des injures, ils se haïssent désormais. Il apprend quelques mois plus tard que Béatrice à mis au monde une fille mort-née. Modigliani imagine le ventre de Béatrice saignant un enfant de boue écarlate, de pourpre, mort. Le ventre de Béatrice a saigné le vide.
Une amie du couple, la douce et raffinée Lunia Czekowska, pose aussi souvent pour Modigliani et lui inspire certaines de ses plus profondes investigations psychologiques. Zborowski pose fréquemment pour Modigliani, qui voit en lui plus le poète que le marchand. Il lui donne une figure allongée, éthérée, évocatrice de toutes les exaspérations romantiques. Ces portraits se trouvent aujourd'hui dans les musées les plus prestigieux du monde. La bonne entente de Modigliani et de Zborowski est un exemple frappant des liens presque familiaux qui, à l'époque, unissaient à Paris la plupart des artistes et des marchands de tableaux.
Le père de Jeanne, Achille Casimir Hébuterne est comptable de profession et, à cette époque, caissier dans une mercerie. C'est un homme cultivé, féru de littérature du XVIIe siècle, converti au catholicisme et de mœurs austères, qui voit par conséquent d'un très mauvais œil l’union de sa fille avec un peintre juif qu'il juge dépravé. Jeanne est certes une jeune fille de bonne famille mais c’est un amour fou qui l'unit à Modigliani. Elle accepte donc de quitter sa famille pour partager sa vie rayonnante, mais ô combien misérable et errante. Petite, avec des cheveux châtains foncés, des yeux sombres, une peau très claire, Jeanne est venue habiter le désert d’Amedeo.
Modigliani se consume dans le feu de ses poumons déchirés. Il se consume dans l'amour qu'il prend. Il se consume dans les rouges, les cramoisis, les incarnats, les pourpres et le sombres de ses toiles. Toujours Il se répète la phrase : « Ton devoir est de sauver ton rêve ». Zborowski ne lui a pas menti. Il ne s'est pas trompé. Il lui apprend qu'il va enfin avoir une exposition individuelle, dans une vraie galerie. Arrive enfin le jour du vernissage : le 3 décembre 1917. L'exposition est superbe. Les amis sont là, présents. Jeanne timide, dans un coin, lui adresse de temps à autre des regards d'admiration. Soudain des agents de police font irruption dans la galerie. - Ordre d'enlever ça de la vitrine. Attentat à la pudeur… On n'expose pas des traînées pareilles dans des poses pareilles, pendant que nos enfants meurent au front. Les habitants des maisons alentour se sont plaints. Et les passants aussi, qui demeurent ailleurs… Le silence tombe. Il fait nuit soudain. La galerie se vide. Ils rentrent rue de la Grande Chaumière et Amedeo bois du mauvais vin qui lui donne la nausée. Jeanne est au fond de la pièce, debout, mains jointes et curieusement atrophiées comme des mains de pierre ou de peur, elle est absorbée par une toile vierge. Ses yeux se vident de leur substance. L'iris en est gelé. La chair irradie une lumière rouge qui se heurte aux vitres de la verrière. De plus en plus ses formes s'allongent, s'allongent comme si le corps devait toucher les cieux et s'enraciner dans la terre. Le mal d'Amedeo s'aggrave. Il lui arrive de boire tant et tant que Jeanne doit se charger de le mettre au lit comme un enfant. Dans ces moments là elle pleure doucement. Modigliani lui dit alors : « Jeannette, tu es trop jolie pour moi et trop fraîche, et tu pleures des larmes de lait. Tu devrais rentrer chez tes parents. Tu n'es pas faites pour moi ». Elle sanglote sans bruit, près de lui, droite devant le lit où il est comme un gisant de plomb, en proie à l'alcool, au délire et à la fièvre. Un jour elle lui apprend qu'elle est enceinte. C'est le mois de janvier. Ce froid de l'année 1918 ! Un être conçu par eux va venir au monde alors que tant d'hommes meurent. Comment laisser naître un enfant dans cet atelier mal commode alors que Modigliani lui-même est de plus en plus atteint par la tuberculose ? Finalement une décision est prise. Ils iront passer le reste de l'hiver à Nice. Il est convenu que la mère de Jeanne les accompagnera. A Nice ils s'installent 5, rue de France à l'hôtel Tarelli. L'hiver est doux, comparé à celui de Paris. Modigliani ne cesse de cracher le sang et il lui arrive de contempler avec terreur le ventre de Jeanne qui s'arrondit. Simone Thirioux une ancienne maîtresse lui fait parvenir une lettre par laquelle elle lui annonce qu'elle a mis au monde un enfant qui est peut-être le sien.
Dans cet adieu au monde qu'il veut laisser, il s'efforce d'étreindre ce qu'il a sous les yeux et au-delà même de ce qu'il voit, avec une passion accrue. Dans cette voie du renoncement il puise aussi un sentiment inattendu de liberté entière qui l'incite à relier passé et présent pour mieux se rapprocher d'une expression universelle. De ces multiples figures, chaque fois plus allongées et sinueuses, à la manière de tiges flexibles à demi ployées, de corolles à peine ouvertes prêtes à se faner, de ces têtes qui basculent, de ces visages diaphanes avivés par les contrastes éclatants ou tendres des rouges, des orangés, des outremers, des lilas, des bleus légers ou des grisailles, émane un étrange sentiment de lassitude et de résignation. Ce même genre de mélopée lancinante sourd également des quelques paysages peints sur la côte d'Azur.
Le samedi 24 janvier 1920 Amedeo Modigliani s'éteint
à l'hôpital de la Charité - 47 rue Jacob - pas loin
de la Seine, pas loin de la Grande Chaumière où Jeanne immobile
attend son retour. Comme le rapporte sa fille, pendant son transport à
l'hôpital, Amedeo Modigliani aurait murmuré : « Italia.
Cara italia ». Lorsque Jeanne apprend sa mort, elle se réfugie
chez ceux qui l'aiment. Pour ne pas retourner dans leur atelier, elle
couche dans un hôtel, l'hôtel de Nice qui lui rappelle leur
dernier voyage en quête de soleil. Puis elle se lève, va
chez ses parents, les Hébuterne, 8 rue Amyot dans le Ve arrondissement.
Sans cesse Jeanne pense à son mort, tant chéri. Et le vide l'attire. Alors dans cette chambre du cinquième étage, elle échappe un instant à la vigilance de ses proches, elle se penche à la fenêtre, elle voit tourner le paysage à ses pieds et chute volontairement. Son corps est là, qui porte leur deuxième enfant… La colonie d'artistes de Montparnasse, qui venait de se reformer au lendemain des années noires, fut bouleversée par cette tragédie. Retenu à Rome par ses fonctions de député à la Chambre italienne, Emmanuel Modigliani, averti de la mort de son frère, avait télégraphié à Kisling : « Enterrez-le comme un prince ». Et c'est bien comme un prince, celui de la jeunesse, que Modigliani fut conduit au cimetière du Père-Lachaise suivi par un long cortège de poètes, d'écrivains et d'artistes qui n'avaient pas conscience que ces funérailles étaient aussi celles de leur passé.
Car le Montparnasse d'avant 1914 allait s'enfoncer dans une brume légendaire. Rien au lendemain de la guerre n'était plus pareil. Les artistes, qui avaient grelotté la misère dans leurs ateliers, étaient en passe de devenir riches et célèbres. Il s'en est fallu de peu que Modigliani lui-même ne le devînt. Ses œuvres entreprirent une ascension brutale dès le lendemain de sa mort. Fuyant les lieux de leurs souffrances, les pauvres hères de l'Ecole de Paris allaient imiter Picasso, bourgeoisement installé rue La Boétie, et Matisse, fixé à Nice. Soutine passera la plupart de son temps à Céret et à Cagnes. A Montparnasse, lorsqu'il y séjournait, il évitait les cafés du carrefour Vavin envahis par les artistes juifs. Devenu snob, il affectait de ne comprendre que le français. Zadkine allait s'installer rue d'Assas, occupant à lui seul une cité d'artistes. Foujita, Derain auront leurs hôtels particuliers, Chagall se fixera bourgeoisement à Passy, loin, si loin, du quartier de sa jeunesse. Seuls des anciens, demeurèrent à Montparnasse, ceux qui aimaient la fête : Kisling, Pascin, Mané-Katz… Ils allaient servir de figuration folklorique, donnant un alibi artistique à ce qui n'était plus qu'une industrie du plaisir. Jeanne fut enterrée au cimetière de Bagneux. Quelques années plus tard, elle sera inhumée aux côtés d’Amedeo au Père-Lachaise… Ainsi les deux amoureux seront enfin réunis pour l'éternité… Bibliographie
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