REMBRANDT (REMBRANDT HARMENSZ. VAN RIJN) (1606-1669)
LA RONDE DE NUIT, 1642
359 x 438 cm, Amsterdam, Rijksmusetun

 

 

Qui est qui dans la Ronde de nuit ?

01. Capitaine Frans Banning Cocq
02. Lieutenant Willem van Ruytenburch
03. Mousquetaire
04. Porte-étendard, Jan Visscher Cornelissen
05. Sergent Rombout Kemp
06. Tambour
07. Jeune garçon
08. Jeune fille à la robe jaune et au poulet
09. Mousquetaire
10. Mousquetaire
11. Jacob Dircksen de Roy
12. Mousquetaire
13. Mousquetaire
14. Mousquetaire
15. Vieux Mousquetaire
16. Jeune Mousquetaire
17. Mousquetaire
18. Mousquetaire
19. Mousquetaire
20. Mousquetaire en conversation avec le sergent Rombout Kemp (05)

 

 

« La Ronde de nuit » (les deux versions : l’original et la copie claire) et « La Joconde », œuvres sans doute les plus populaires de la culture occidentale, font pâlir les œuvres d'art qui les entoure, pourtant leurs particularités ne s'affirment que quand le spectateur sait dans quel contexte historique elles ont vu le jour. Sans vénérer les œuvres comme un trait de génie, il peut prendre en considération l'époque et la société dans lesquelles l'artiste travaillait, et se demander, par exemple, ce que l'on peignait à Amsterdam vers 1642, et ce que l'on ne peignait pas.

 

 

 

 

 

On ne peignait pas de tableaux religieux. En 1566, la fureur iconoclaste des calvinistes avait vidé les églises - la voie vers Dieu ne devait pas être entravée par l'idolâtrie. Les artistes perdaient ainsi leurs commanditaires ecclésiastiques, qui les protégeaient depuis le Moyen Âge, les thèmes religieux n'étaient pour ainsi dire plus demandés.

On ne peignait pas non plus de portraits de souverains. Si les princes d'Orange qui menaient les troupes des Pays-Bas septentrionaux contre les Espagnols avaient des prétentions au trône, leur mode de vie était davantage celui de bourgeois que de monarques. À Madrid à cette époque, Velázquez peignait portrait sur portrait de Philippe IV ;

 

 

à Paris, Rubens glorifiait la reine Marie de Médicis dans un cycle de tableaux monumentaux.

 

 

Mais Rubens était originaire de Bruxelles, ville flamande, située dans les Pays-Bas méridionaux, partisans de l'Espagne et des catholiques. Dans les provinces du Nord, en Hollande, et surtout à Amsterdam, on réprouvait un tel culte du monarque qui contredisait les idées bourgeoises.

 

 

L'absence d'une maison princière riche et puissante ne se faisait pas seulement remarquer sur le plan artistique, l'aspect de la ville s'en ressentait aussi : pas de grands palais ni de statues équestres ; les artistes ne recevaient que des commandes de pierres tombales. Les rues et les canaux étaient bordés de maisons bourgeoises dotées de greniers et de treuils. Ces maisons étroites, serrées l'une contre l'autre, faisaient et font le charme architectural de cette ville, et non les quelques rares grands bâtiments isolés.


A côté de l'absence de thèmes religieux et de portraits de souverains en peinture, on note l'extrême rareté de la représentation de scènes de bataille bien que les Pays-Bas aient été en guerre à l'époque. Dernier motif en date : le pillage et le rançonnement des églises et des monastères par les foules hostiles aux catholiques. Le duc d'Albe fut dépêché de Madrid, mais son régime de terreur amena en 1568 un soulèvement d'une partie de la population hollandais ; en 1579, les provinces du Nord se regroupèrent en Provinces-Unies et en 1648, le Traité de Westphalie les déclara dégagées de tout lien envers l'Espagne.

Quand Rembrandt peignit la milice bourgeoise somptueusement vêtue, son pays se battait donc encore pour se dégager de l'emprise espagnole.

 

 

Cette « Guerre de quatre-vingts ans », ainsi qu'on l'a nommée, n'a pourtant guère généré de représentations de sièges, de défense, de conquête ; on cherche vainement un pendant à « La Reddition de Breda » que Velázquez peignit pour le roi d'Espagne. Manifestement, ce sujet ne passionne pas les artistes, il faut dire aussi que les commanditaires riches, la bourgeoisie citadine, n'y voyaient probablement aucun intérêt.

 

En revanche, les marines étaient très appréciées, même si elles ont été réalisées le plus souvent par des peintres mineurs, car la demande était considérable. C'est qu'en mer, on s'élargissait, on osait, on gagnait. Ce sont généralement des mercenaires qui se battaient sur la terre ferme ; il n'y avait pas de batailles décisives, rien qu'une guerre d'épuisement qui n'en finissait pas. Mais la flotte hollandaise comptait, selon les dires de contemporains, à elle seule autant que la flotte anglaise et la flotte française réunies. Les Hollandais combattirent avec succès les Espagnols en mer et fondèrent des colonies aux Antilles et en Amérique du Sud ; ce pays qui luttait encore pour obtenir son autonomie devint la première puissance économique d'Europe, ce qui signifie que plus de Hollandais périrent en mer et durant des conquêtes économiques qu'en se battant chez eux.

Trois autres genres de peinture étaient populaires à côté des marines : la peinture de genre - un hommage en petit format à la vie quotidienne et aux travaux ménagers -, le portrait individuel ou de famille - prolongement des habitudes aristocratiques dans le salon bourgeois - et le portrait de groupe, représentant le plus souvent les présidents des guildes de marchands ou les membres de compagnies d'archers.

Le portrait de groupe est une spécialité hollandaise à l'instar du tableau de genre.On n'en trouve un si grand nombre nulle part ailleurs. A Amsterdam, sont conservés aujourd'hui encore pas moins de 50 tableaux représentant les membres de corps d'archers, et leur surface peut atteindre 12 mètres carrés (ex. Franz Hals, Banquet des officiers du corps des archers). Ces tableaux reflètent la conscience bourgeoise et la fierté d'appartenir à une république toute neuve ; ils forment le genre hollandais, en opposition aux tableaux de souverains peints dans les pays voisins. La « Ronde de nuit » de Rembrandt est un exemple de ce genre. Une notice de l'époque nous apprend que Rembrandt a fixé sur la toile le moment où le capitaine ordonne à son adjudant de faire sonner le départ de la compagnie.

 

 

De nombreux spécialistes ont vainement tenté de trouver à Amsterdam l'endroit représenté sur le tableau. L'imposant bâtiment au portail voûté à l'arrière-plan, le mur à gauche sur lequel est assis un homme coiffé d'un casque doré, n'existent pas, du moins pas ensemble. Rembrandt a imaginé un décor à sa convenance.

 

 

Amsterdam est présente sur l'étendard où l'on distingue son emblème - trois croix en biais. Le drapeau n'est pas brandi au-dessus des têtes de manière symbolique et voyante, mais il est bien visible. Amsterdam était à l'époque une des plus grandes villes du monde et sa population croissait rapidement : de 35 000 habitants en 1585, elle était probablement passée à 115 000 en 1631, à l'époque où Rembrandt s'y était installé. En 1642, lorsqu'il peint la « Ronde de nuit »,

 

 

la ville approchait des 150 000 habitants. En quelques décennies, le nombre d'habitants s'était multiplié par cinq et on dut agrandir la ville et déplacer plusieurs fois ses murs d'enceinte. Amsterdam connut un essor uniquement comparable à celui des villes de l'Ouest américain dans un passé plus récent.


Il y a plusieurs raisons à cet essor formidable à l'époque de Rembrandt. La plus importante était la position stratégique de la ville sur le plan commercial. Les Amstellodamois ne naviguaient pas seulement jusqu'aux régions d'outre-mer, ils se rendaient aussi dans le Nord, rapportaient du bois et des céréales de Pologne et de Scandinavie. Anvers, leur concurrente la plus proche avait les mêmes avantages sur le plan du site, mais elle faisait partie des provinces méridionales sous l'emprise des Habsbourg et était ruinée par l'appétit du roi espagnol et la dureté du duc d'Albe. La ruine d'Anvers fit le bonheur d'Amsterdam : les marchands, les banquiers, les artisans y transférèrent leurs activités, emportant avec eux leurs relations commerciales et souvent leur argent. Mais la ville n'attirait pas que des marchands. Les Pays-Bas espagnols ne reconnaissaient que le culte catholique, et il n'y avait pas de place ici pour le mouvement de renouveau réformateur qui existait en Europe du Nord et en Europe centrale - les calvinistes, les luthériens, les baptistes devaient fuir s'ils voulaient pratiquer officiellement. Ceci valait aussi pour les juifs espagnols. Ceux qui ne voulaient pas se convertir avaient d'abord émigré au Portugal, et quand celui-ci revint par mariage à la couronne d'Espagne, ils furent nombreux à s'enfuir en Hollande. A Amsterdam, ils formaient une communauté riche et influente. C'est la politique espagnole dominée par la religion qui a permis involontairement à Amsterdam de devenir la métropole commerciale la plus importante d'Europe.

Il faut dire que la tolérance des Hollandais, souvent glorifiée et aussi souvent mise en doute, était grande. Le calvinisme était la religion d'État mais les autres cultes n'étaient pas entravés. Si l'on excepte l'embrasement de la fureur iconoclaste, le fanatisme religieux était rare, en témoigne la chasse aux sorcières : la dernière fut brûlée en 1595 alors qu'il fallut attendre un siècle ou même un siècle et demi dans d'autres pays. Néanmoins, si diverses formes de la foi chrétienne étaient autorisées, l'athéisme était inadmissible aux yeux des Hollandais, et quand Baruch Spinoza,

 

 

le grand philosophe juif, remit en question le dieu des juifs et des chrétiens, il fut banni d'Amsterdam. Il en allait de même des dirigeants politiques : oligarchie oui, démocratie non. Les bourgmestres d'Amsterdam étaient élus, c'est vrai, mais seul un cercle restreint de riches bourgeois avait le droit de vote. Néanmoins, comparé avec les États voisins où la monarchie absolue gagnait du terrain et où la religion catholique régnait d'une main de fer, les Provinces-Unies étaient un îlot de liberté et de tolérance, toutes relatives soient-elles. Elles attiraient les commerçants, et avec eux les artisans et les artistes. C'est à Amsterdam que Rembrandt, fils d'un meunier de Leyde, ouvrit son atelier à 25 ans.

Le capitaine du corps d'archers, Frans Banning Cocq, tend le bras pour indiquer à ses hommes le chemin à suivre. Il porte un grand col de dentelle que l'on voit souvent en Hollande, une écharpe rouge et une épée au baudrier. Comme le porte-étendard et le tambour, il n'a pas d'armes à la main. Sa main droite gantée, signe de sa position sociale élevée, est posée sur un bâton de commandement qui indique son rang dans l'armée.

 

 

Le capitaine ne mène pas ses hommes à la bataille, Amsterdam n'était pas menacée à l'époque et les personnages représentés ici n'ont jamais vraiment dû défendre leur ville. Il ne s'agit pas non plus d'une patrouille de surveillance, les hommes sont trop bien habillés. Il semblerait plutôt que la composition de Rembrandt nous montre des hommes rassemblés pour se rendre à une fête ou escorter une personnalité, comme ce fut le cas en 1638 quand Marie de Médicis, reine de France, s'en vint visiter la ville. Un document de l'époque rapporte que « quelques archers avaient fait toilette comme ils le jugeaient bon et s'étaient aussi cuirassés de la tête aux pieds ». Les soldats ne portaient cependant plus de casques, de boucliers et de cuirasses qui n'offraient plus de protection suffisante contre les armes à feu. De l'armure médiévale ne subsiste que le gorgerin (pièce du casque de l'armure qui protégeait la gorge), porté à l'occasion par les officiers.

Le capitaine est fils d'immigrés, son père venait de Brême et aurait, dit-on, commencé en faisant du porte à porte pour mendier à Amsterdam. Il trouva un emploi chez un apothicaire, fonda sa propre officine et épousa une demoiselle Banning. Ce nom jouissait peut-être d'un certain crédit à Amsterdam et son fils Frans l'aurait adopté à côté de celui de son père.

 

Frans Banning Cocq, né en 1605 (donc un an plus tôt que Rembrandt) étudia le Droit, passa sa thèse et épousa une femme d'un rang social plus élevé que le sien, puisqu'elle était fille de bourgmestre. A 25 ans (l'âge où Rembrandt s'établit à Amsterdam), son beau-père mourut, lui laissant un très bel héritage et la possibilité d'occuper de nombreux postes communaux. Lorsqu'il mourut à 50 ans, il avait été lui-même plusieurs fois l'un des bourgmestres. Son parcours montre quelles possibilités cette ville en plein essor pouvait offrir aux jeunes gens, quelle que soit leur origine, à condition qu'ils soient adroits, travailleurs, sachent faire un bon mariage et aient de la fortune.

 

 

Connaissant le faible de Rembrandt pour les contrastes de couleurs et les effets de clair-obscur, on pourrait supposer qu'il a affublé les deux hommes de costumes si différents pour des raisons artistiques, mais c'est impossible. En fait les deux hommes étaient de haut rang, faisaient partie des commandants, et leurs vêtements expriment certaines opinions, du moins dans le cas du capitaine. Noir est la couleur des conservateurs et des bourgeois austères, des membres du Conseil et des grands marchands - à Amsterdam on y associait aussi des idées républicaines et calvinistes. Ce n'est sûrement pas un hasard si le nouveau venu qui veut faire carrière dans la municipalité adopte un look noir conservateur.

La mode des couleurs claires vit le jour au début du XVIIe siècle à la cour de France. Les princes d'Orange, qui n'abandonnaient pas l'idée de monter un jour sur le trône des Pays-Bas, l'adoptèrent pour se démarquer des Espagnols et peut-être aussi des bourgeois de « leurs » provinces toujours vêtus de couleurs sombres. Ceux qui portaient des vêtements clairs étaient des partisans de la maison d'Orange ou montraient qu'ils réprouvaient les « cordées » bourgeoises qui tenaient les rênes des villes et des provinces. A l'occasion, ils ne faisaient aussi qu'exprimer leur joie de vivre - c'est en effet à cette époque que la Hollande connut son Âge d'or et les bourgeois d'Amsterdam, en particulier, vivaient très bien.

LA FILLE AU POULET

 

 

Sa taille tend à indiquer qu'il s'agit d'une fillette, mais son visage est celui d'une femme - cette claire silhouette et l'autre fillette esquissée derrière elle ont fait couler beaucoup d'encre. On a dit que Rembrandt avait voulu représenter une déesse de la Victoire, ou qu'il a sublimé son épouse Saskia, alors en train de mourir, mais il existe aussi une raison plus terre à terre d'introduire une fillette dans le tableau. En effet, quand on examine les représentations de cortèges d'archers, on remarque qu'il s'y trouve toujours des enfants : des gamins aussi bien habillés que leurs pères, des fillettes un panier au bras, comme si elles jouaient à la vivandière . Comme celles-ci, la fillette de Rembrandt porte un poulet à la ceinture, et on distingue au premier plan à gauche, un petit garçon muni d'une corne à poudre.

 

 

Les pattes du poulet sont particulièrement étudiées, elles forment un ancien signe d'archer. Trois guildes d'archers étaient apparues à Amsterdam à la fin du Moyen Âge, d'abord celle des archers, puis celles des arbalétriers, puis plus récemment après l'apparition des armes à feu, la guilde des arquebusiers (les kloveniers : le « kloven » est une crosse de fusil, le mot vient de « klauw » qui signifie serre, l'emblème de la guilde consistait en une serre et un fusil).

 

 

La milice bourgeoise de la « ronde de nuit » fait donc partie de la guilde des arquebusiers, mais, en 1642, la grande époque des guildes d'archers est passée depuis longtemps. Elles avaient exercé un pouvoir politique et militaire au cours du siècle précédent, et les Espagnols s'étaient empressés de les interdire en 1572. Et quand les provinces septentrionales se regroupèrent contre les Espagnols, ce furent les membres des guildes d'archers interdites qui occupèrent l'hôtel de ville d'Amsterdam en 1578 et déposèrent les conseillers de la ville encore hésitants.

Ensuite, les guildes d'archers furent rétablies en grande pompe, mais leur aspect avait changé. Les anciennes associations bourgeoises ne suffisaient plus car la menace encourue demandait une plus grande disposition à se défendre. Une compagnie de 120 hommes fut alors mise sur pied dans chaque district d'Amsterdam - en 1640, ils étaient au nombre de 20. Chacune d'elles était affectée à l'une des guildes traditionnelles, néanmoins elles ne formaient plus les sociétés fermées des riches bourgeois mais des unités mixtes sur le plan social, organisées par la municipalité et dotées d'officiers par le Conseil de la ville. Officiellement du moins, car à l'intérieur des compagnies les riches constituèrent à nouveau des groupes à part, et cela se remarque sur les portraits qui nous sont parvenus. Le corps d'archers de Frans Banning Coq comprenait 120 hommes mais nous n'en voyons que 19 sur le tableau. Les autres, visages flous, à demi-couverts, simplement esquissés, font seulement partie du décor, quoique le tambour n'ait pas directement fait partie de la compagnie - il était employé de la ville et n'a sûrement rien payé. Selon la position qu'ils occupent, les autres ont déboursé environ 100 florins pour être peints ; le capitaine et le lieutenant sûrement davantage. Leurs noms furent tous inscrits sur la plaque ovale, que l'on aperçoit au-dessus des personnages, dans l'entrée du portail.

Le tableau était destiné à la grande salle des fêtes des arquebusiers. Sept tableaux avaient été commandés, Rembrandt en peignit un seul, et certains des personnages représentés furent mécontents des résultats, parce qu'il aurait accordé plus d'importance à la « conception d'ensemble qu'aux portraits individuels qu'on lui avait commandés », selon son élève Hoogstraten. On comprend ce jugement si on compare le tableau à d'autres portraits d'archers qui montrent les têtes de manière précise et régulière, les hommes étant debout ou assis en rangs étroits comme pour une « photo de classe ». Rembrandt, lui, a peint de l'action, posé « volontairement » des accents lumineux et introduit des personnes qui n'ont pas payé - comme la fille au poulet.

 

UN OBJET DE FERVEUR NATIONALE

 

 

Durant les deux siècles qui suivirent son exécution, le tableau ne représentait pas grand-chose, entre autres à cause de la disparition des milices bourgeoises après la Paix de Westphalie en 1648. L'autonomie de l'État hollandais étant reconnue sur le plan international, les guildes d'archers n'avaient plus de raison d'être et plus personne ne se souciait des portraits de groupes. « La Ronde de nuit » marque la fin d'une époque et les derniers tableaux de ce genre furent commandés quelques années après elle.

Il faut dire aussi que le goût en matière d'art avait changé. Ceux qui aimaient les couleurs légères et les formes délicates et ondoyantes du rococo ou vénéraient la stricte symétrie et les contours nets du style néoclassique ne pouvaient guère apprécier des peintres comme Rembrandt. En 1715, le tableau fut suspendu dans une salle du tribunal militaire. Comme la place manquait, on coupa en haut une large bande, en bas une bande étroite, en tout à peu près 30 cm. Auparavant, le capitaine avait un espace devant lui, il marchait, maintenant son pied bute contre le bord de la toile. A droite, le tambour fut « rétréci », à gauche, les deux archers qui se trouvaient derrière le large dos de l'homme au casque doré furent purement et simplement retirés (pourtant ils avaient payé !). Les copies de l'époque nous permettent de mesurer exactement l'amputation. L'homme au casque doré qui tient une lance se retrouve au bord du tableau qu'il accentue fortement, le capitaine se dresse maintenant exactement sur l'axe central - vu sous l'angle de la composition picturale classique, ce rétrécissement améliore nettement le tableau.

 

 

Si le format et la composition changent, les couleurs ne sont pas en reste. En 1785, on peut encore dire - sans doute en raison de la fillette et du lieutenant -, « sur le tableau règne une forte lumière solaire ». Quelques décennies plus tard apparaît l'appellation « La Ronde de nuit ». Le lent assombrissement est une conséquence du vernis qui vieillit, mais peut-être que d'autres restaurateurs ont aidé la nature. Au cours du siècle dernier, les amateurs de vieux maîtres n'admettaient que des tableaux sombres, alors les restaurateurs les ont contentés en apposant sur les tableaux un vernis jaune-brun, dit « ton musée ». Et ceci ne vaut pas seulement pour la « Ronde de nuit ».

Le tableau « sombre » devint populaire dans la première moitié du XIXe siècle. Une fois encore, les raisons en étaient politiques autant qu'artistiques. Ce sont les romantiques, amoureux de la nuit et des sombres prémonitions, ennemis de la régularité classique, qui ont redécouvert le tableau. Ils pensent aussi que l'artiste doit aussi lutter contre la société, et si possible échouer. La biographie de Rembrandt va en ce sens puisqu'elle montre le peu de reconnaissance du peintre, son échec et son isolement au soir de sa vie.

Et sur le plan politique : après la réunification des provinces du Nord et du Sud sous Napoléon, une révolution à Bruxelles en 1830 amena la division définitive des Provinces-Unies en Hollande et en Belgique. Cette division renforça le besoin d'identité nationale. Les Hollandais la recherchèrent dans leur « Âge d'or », les quelques décennies au cours desquelles leur patrie vit sa naissance sur le plan politique tout en étant si féconde sur le plan culturel. « La Ronde de nuit » devint pour eux un document de la maîtrise artistique autant que des idées politiques et bourgeoises et en outre, ses dimensions étaient impressionnantes, ce qui n'était pas à dédaigner.

C'est ainsi que le tableau eut droit en 1885 à une salle d'honneur dans le nouveau bâtiment du Rijksmuseum, devenant ainsi l'œuvre majeure de la collection et même de l'art hollandais tout court. Il fut vénéré comme un joyau national, et l'extraordinaire considération que les Néerlandais lui vouent s'est manifestement propagée au-delà des frontières.

Le culte des images peut provoquer des agressions, et le tableau fut endommagé en 1975 par un enseignant au chômage. Remarquablement restauré, il est aujourd'hui probablement beaucoup plus proche de l'original que celui que l'on pouvait voir il y a un siècle ou deux.


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