LES JEUX À ROME - LES COMBATS DE GLADIATEURS

 

 

Il serait trompeur de réduire les combats de gladiateurs dans la Rome antique à de simples épreuves sportives, indépendamment de leur aspect sanguinaire indiscutable. Car quand les dignitaires romains offrent au peuple les spectacles de l'arène, ils font étalage de leur puissance et de leur richesse. Ils s'assurent aussi une certaine paix sociale, en maintenant la plèbe hors du jeu politique. Ce que le poète Juvénal (60-130) résume alors d'une formule : « Panem et circenses » « Du pain et des jeux. » (Satires, 10, 81). Reste que les combattants sont les véritables stars de leur époque, à l'image des sportifs de haut niveau de notre XXIe siècle.

 

Les combats de gladiateurs (gladius, en latin, signifie « glaive ») venus d'Étrurie (l'Étrurie était le territoire des Étrusques, il correspond en gros à l'actuelle Toscane) nous plongent dans un contexte de foule bruyante, massée sur les gradins où la passion s'empare du public. À Rome, le plus ancien combat de gladiateurs mentionné dans les textes se déroula en 264 avant J.-C., sur le Forum Boarium (le marché aux bœufs), espace à caractère utilitaire et sans prestige situé près de l'extrémité nord du Circus Maximus. Ce combat fut rapidement suivi par de nombreux autres. Ainsi en 105 avant J.-C., les jeux devinrent publics. Ils seront interdits au IVe siècle par l'empereur Constantin, mesure sans effet réel avant la fin du IVe siècle.

 

I - INTRODUCTION

 

Tout comme aujourd'hui, il y avait les stars, les entraîneurs, les produits dérivés... et tout comme aujourd'hui, le peuple, tenu à l'écart des débats publics, contemplait déjà, dans ces jeux de la mort, toute la puissance de l'Empire...

 

Sport de masse, rivalité entre équipes, frénésie déchaînée des spectateurs : tout se trouve réuni dans les combats de gladiateurs, comme dans nos compétitions sportives modernes. Les vedettes de l'arène à Rome sont souvent dépeintes comme les représentantes les plus barbares d'une civilisation où les loisirs se confondent avec des affrontements meurtriers. Sans nier l'aspect sanguinaire de cette spécificité du monde romain, il faut la resituer dans son contexte.

 

A - Les jeux, instrument politique

 

La finalité première des combats de gladiateurs a été religieuse, puis ils se sont intégrés dans le système des rapports entre gouvernants et gouvernés : offrir des munera (un munus, des munera : combat de gladiateurs qui se déroule dans un amphithéâtre) fait partie des moyens dont disposent les politiques à la fin de la République, puis les princes pendant l'Empire, pour témoigner de leur richesse et de leur puissance. Ils dépensent des sommes faramineuses pour recruter les meilleurs combattants et organiser ces grandes fêtes populaires que représentent les rencontres de gladiateurs. « Du pain et des jeux », voilà selon Juvénal la seule revendication du peuple romain et, toute éculée qu'elle soit, la formule a le mérite d'assimiler la satisfaction du ventre et celle des yeux. Passer sa journée  à contempler les échanges de coups est une façon comme une autre pour un dirigeant d'occuper une plèbe inactive et potentiellement dangereuse. Il n'y a que dans l'arène que le peuple peut monter sa sympathie ou son opposition pour l'empereur. La magnificence du spectacle où sont présentés des sportifs réputés et des animaux sauvages venus de toutes les parties de l'Empire, est aussi pour la plèbe une façon exaltante de contempler la puissance du monde romain.

 

B - Les jeux, véritable passion pour le peuple

 

Le peuple se passionne pour ce « jeu de la mort » dont il connaît fort bien les règles. Ils est toujours prêt à apprécier un beau coup d'épée, mais reste d'une sévérité intraitable pour les tricheurs. Dans les amphithéâtres, les paris s'engagent et, pour une passe contestée, les rixes éclatent entre supporters. Beaucoup de gladiateurs sont des vedettes adulées et les organisateurs des combats sont toujours à la recherche du thrace, du rétiaire ou du samnite dont le palmarès attirera les amateurs.

 

C - Les jeux, un commerce florissant

 

Les écoles de combattants font commerce de leurs hommes et le transfert d'un gladiateur entraîne les investisseurs à des mises de fonds considérables. La vente des "produits dérivés" de la gladiature est florissante : lampe et coupes, bijoux et tableautins (petits tableaux), décorés à l'effigie des stars de l'arène, constituent une source de bénéfices jamais tarie pour les artisans et les revendeurs.

 

D - Les jeux, un témoignage sans égal sur les mentalités collectives

 

Si étrangers à notre sensibilité moderne, mais si proches de nos compétitions sportives dans le détail de leur déroulement, les combats de gladiateurs offrent un témoignage sans égal sur les mentalités collectives. Rares ont été les auteurs anciens à oser s'élever contre cette fureur qu'ils jugent dégradante pour les spectateurs. Il est étonnant aussi que les Romains, dont la vertu essentielle est la mesure, et non la sauvagerie, se soient à ce point laissés séduire par le spectacle de la mort. Il est vrai qu'à la longue, l'ivresse du sang répandu sur le sable a réveillé les instincts les plus bas de la foule. Mais ce que nous considérons comme une barbarie dégradante était trop profondément intégré à Rome dans une conception particulière des loisirs sportifs pour susciter une condamnation de masse.

 

II - LES DIFFÉRENTS TYPES DE GLADIATEURS

A gauche, le rétiaire (1), sans casque ni cuirasse, armé d'un trident, d'un poignard et d'un filet pour prendre l'adversaire. Puis le thrace (2), casqué, armé du glaive ; le mirmillon (3), avec le bouclier gaulois et l'épée recourbée. Enfin, le samnite (4), au grand bouclier romain.

 

 

Parmi ces gladiateurs, on distingue traditionnellement :

 

A - Les gladiateurs avec armaturae[1] (au sens d’équipements ; du latin armatura « ensemble des armes, armure du soldat »)

 

Le samnite, ci-contre, gladiateur lourd, est la catégorie la plus anciennement attestée. Son nom évoque les redoutables tribus du centre de l'Italie qui s'opposèrent à Rome au IVe siècle av. J.-C., dans les premiers temps de l'expansion romaine. Tite-Live rapporte qu'en 310 av. J.-C., après une défaite des Samnites[2], les Campaniens[3], alliés des Romains, récupérèrent sur le champ de bataille les armes des vaincus tués au combat et en équipèrent des gladiateurs qu'ils exhibèrent dans l'arène (Tite-Live, IX, 40). Le gladiateur samnite était muni d'un lourd bouclier, d'une épée, d'un casque à aigrette, de jambières et de brassières. Très répandu à l'époque républicaine, il disparut sous le règne d'Auguste.

Le gaulois (gallus), ci-contre, était un type contemporain du samnite : sans autre protection qu'un casque et un grand bouclier (scutum), il était armé d'une longue épée avec laquelle il frappait de taille (par le tranchant de l’épée). Lui aussi s'effaça au début de l'Empire.

 

Le thrace[4], ci-contre, avait comme arme caractéristique la sica, une dague courte. Celui-ci était protégé par un petit bouclier, souvent de forme carrée (parma) et par deux jambières (ocreae) qui montaient jusqu'aux cuisses. Il portait un casque à rebord (galea). Gladiateur ethnique, il évoque les guerriers de la Méditerranée orientale que les romains combattent à cette époque. Il peut être opposé à un autre thrace ou contre un hoplomaque. Il est également opposé au mirmillon qui constitue son principal adversaire jusqu'à la fin de la gladiature.

 

Le casque de l'époque républicaine laissait le visage sans protection, puis, sous l'Empire, il fut muni d'une visière. Dans la seconde moitié du 1er siècle, la bordure s'élargit et sa courbure s'accentua. Les œilletons disparurent pour faire place à une grille, qui ne couvrit d'abord que la moitié supérieure, puis la totalité de la visière. Aux IIe et IIIe siècles, le casque devint plus étroit. L'armement défensif des gladiateurs était conçu à partir d'un principe simple : protéger les parties du corps où une blessure, même légère, pouvait gravement handicaper le combattant. Il fallait en effet que le duel durât !

 

1 - Thrace 1er siècle 2 - milieu 1er siècle 3 - avec grand cimier  - 2e moitié 1er s. 5 - Hoplomaque IIIe s.

 

L'hoplomaque, ci-contre, était lui aussi lourdement armé. Il apparut à l'époque impériale alors que disparaissait le samnite. Leurs armes étaient de ce fait comparables : scutum (long bouclier quadrangulaire), ocrea (pièce de cuir portée à la jambe gauche et renforcée de métal), casque surmonté d'une aigrette de griffon stylisé et épée droite en métal (gladius).

Le provocator, ci-contre, comme son nom l'indique, représentait une armatura plus technique. Maître de la contre-attaque, il provoquait l'adversaire, puis ripostait brusquement. Son épée, la spatha, était, semble-t-il, plus longue que le gladius traditionnel des samnites et des hoplomaques.

 

 

Le secutor, ci-contre, signifie « celui qui poursuit ». Il apparaît au 1er siècle après J.-C. C’est une évolution du mirmillon. Le secutor maniait aussi des armaturae lourdes : gladius ou pugio (poignard), scutum (bouclier long), ocrea (protège tibia). Son casque remarquable (galea), sans rebord, surmonté d'un court cimier, était bien adapté à la lutte contre le rétiaire, son adversaire traditionnel. Le casque offrait en effet moins de prise au filet que celui des autres gladiateurs. Ce type de gladiateur devient très fréquent à partir du IIe siècle après J.-C. et jusqu'à la fin de la gladiature.

Le mirmillon, ci-contre, héritier direct du gaulois d'époque républicaine, apparaît au 1er siècle av. J.-C. Il évolue techniquement pour devenir le secutor. Il demeure jusqu'à la fin de la gladiature l'adversaire principal du thrace mais il est souvent opposé au rétiaire. Son nom provient du poisson (en grec mormuros) qui décorait son casque. « Ce n'est pas toi que je poursuis, c'est le poisson, pourquoi me fuis-tu gaulois ? » Cette chanson que le rétiaire entonnait avant de lancer l'attaque décisive prend ici toute sa signification et prouve la filiation entre le gaulois et le mirmillon. Comme celui du gaulois, l'armement défensif du mirmillon était limité à un grand bouclier, le fameux scutum murmilliconum : il s'agissait vraisemblablement d'un bouclier hexagonal allongé semblable aux boucliers gaulois.

 

Le contre rétiaire. Une stèle trouvée à Tomis (Roumanie) a permis aux spécialistes de définir une troisième armatura lourde, exclusivement opposée au rétiaire : le contra-retiarius. Ce dernier était pesamment équipé : casque, lourde cotte descendant jusqu’à mi-cuisse, ocreae aux jambes, mais pas de bouclier. Son armement offensif consistait en une épée et une sorte de gaffe terminée par une lame en forme de croissant, destinée à déchirer le filet de son adversaire. Le contre rétiaire la maniait de son bras gauche protégé par un manchon métallique au bout duquel était fixé l'arme.

 

Le scissor (image ci-contre) signifie « celui qui tranche ». Il apparaît dès le 1er siècle après J.-C. mais demeure très rare dans l'iconographie (cinq représentations répertoriées à ce jour). Le scissor constitue une évolution ultime du contre rétiaire.

 

 

B - Les gladiateurs légers

 

Le rétiaire, ci-contre, (prononcerciaire, comme on dit patience), gladiateur léger, à cause de son équipement offensif caractéristique, a frappé les imaginations. Sa panoplie rappelle en effet celle du pêcheur : filet (rete, -is), trident (fuscina) et poignard. Son armement défensif, en revanche, est réduit au minimum : pas de casque, mais des chevillières (fasciae) et un manchon (manica) qui protégeait le bras gauche, le plus exposé par le maniement du filet ou du trident. Le galerus, une large épaulière, couvrait la base du cou et donnait au rétiaire une silhouette particulière. Tous, cependant, ne portaient pas le galerus, mais seulement une armure souple qui recouvrait le cou, le bras et tout le flanc gauche. Le maniement du filet, rattaché au ceinturon par une cordelette, exigeait une grande dextérité. Si son rival l'esquivait et l'accrochait, le rétiaire devait couper le lien à l'aide de son poignard. La suite du combat dépendait alors de son adresse et de sa rapidité. Il se retournait pour contenir la poursuite et lançait sa contre-attaque en tenant le trident des deux mains : la droite au bas de la hampe et la gauche serrant aussi le poignard, près de la fourche. Cette position s'observe fréquemment sur les monuments figurés.

 

Enfin, le laquearius était proche du rétiaire par son armement défensif (manica, galerus), mais une sorte de lasso (laqueus) remplaçait le filet.

 

Ci-contre un rétiaire contre un mirmillon.

 

Quelques types de gladiateurs dérivaient des contingents militaires : par exemple les vélites (fantassins légers des armées romaines), qui luttaient à distance avec des javelots qu'ils propulsaient au moyen d'une courroie de cuir. La trajectoire y gagnait en portée et en précision.

Les sagittarii, ci-contre, combattaient aussi à distance avec leurs arcs. Pour toute protection, ils n'avaient que la manica (protection de cuir garnie de pièces métalliques qui couvrait le bras droit et la main du gladiateur) qu'ils portaient au bras droit.

 

Les equites, ci-contre, combattaient à cheval, vêtus d'une tunique courte, protégés d'un casque à visière, d'un petit bouclier rond (parma), et armés d'une lance et d'une épée courte. Il arrivait en effet que le combat se poursuivît à pied !

 

Les légions de César, puis celles de Claude, s'étaient opposées aux soldats bretons grimpés sur des chars légers (essedarii). Chaque char emportait deux hommes : le cocher, le plus honoré, qui tenait le rôle principal, et un guerrier, lanceur de javelots. Le gladiateur essédaire, ci-contre, apparut dans l'amphithéâtre sous les règnes de Claude et Néron, mais nous ignorons si l'équipage comptait un homme seul ou deux.

 

C - Types spécifiques

 

Pour quelques types de gladiateurs connus, beaucoup restent mystérieux, notamment parmi les armaturae lourdes. Le pantarius, le pulsator paraissent devoir leur nom à des techniques particulières d'attaque. Le spatharius, qui maniait la spatha - l'épée longue -, appartenait à plusieurs armes. Le dimachère combattait avec une épée dans chaque main. Parmi les gladiateurs légers, enfin, l'hastarius était plutôt un vélite (gladiateur léger) qu'un hoplomaque (gladiateur lourdement armé). Certains héros de l'arène, polyvalents, maniaient aussi bien la sica (dague courte) du thrace que le trident du rétiaire.

 

III - LES DIEUX VIVANTS DE L’ARÈNE

 

Des combattants assoiffés de sang, prêts à tout pour abattre l'adversaire ? Pas du tout. En réalité, les gladiateurs sont des sportifs de haut niveau, dont le professionnalisme n'a rien à envier à nos champions modernes.

 

A - « Ave, Caesar, morituri te salutant »

 

En passant devant la tribune de l'empereur, lors de la procession solennelle, la pompa, qui précédait le spectacle proprement dit, les combattants auraient toujours prononcé la formule rituelle : « Ave, Caesar, morituri te salutant », (« Salut, César, ceux qui vont mourir te saluent »).
En réalité, nous savons par l'historien Suétone (in La Vie des Douze Césars) que cette phrase n'a été dite qu'une seule fois, dans des circonstances exceptionnelles, lors d'une naumachie, c’est-à-dire un spectacle d'un combat naval, organisée pour fêter l'assèchement du lac Fucin au centre de l'Italie. Et Suétone ne la cite avec malignité que pour mettre en lumière la stupidité de l'empereur Claude, qui aurait failli faire tomber à l'eau, si l'on ose dire, toute la représentation.

 

B - Le public veut voir des stars

 

Pour mieux souligner la brutalité de la société romaine, on considère généralement que les gladiateurs étaient de malheureux esclaves que des maîtres, les domini, sadiques ou cupides poussaient sur l'arène, laquelle n'était donc qu'un abattoir. Mais c'est là une vision absurde du munus, le combat des gladiateurs, qui était d'abord un spectacle destiné à plaire à la foule : le munus gladiatorien était en effet offert par un généreux donateur, l'évergète, au niveau local, ou au sommet de l'État par l'empereur lui-même, afin d'obtenir la reconnaissance du peuple et de consolider ainsi sa popularité.

 

Pousser des victimes non consentantes vers les combats et la mort, et donc fournir un spectacle forcément de piètre qualité, eût été totalement contre-productif. On saisit bien cet échange de bons procédés dans un passage du Satiricon de Pétrone : un certain Norbanus, qui veut faire une carrière politique, a offert un spectacle de « gladiateurs d'un sesterce, déjà décrépits ; si on avait soufflé dessus, ils seraient tombés... ». Le prix de ces gladiateurs de quatre sous est révélateur : les vedettes pèsent des milliers de sesterces (la monnaie d’argent des Romains) ! Le narrateur de cette scène poursuit son récit en indiquant que de tels combattants ne sont que des machines à fuir et que d'ailleurs tous ont été fouettés à la fin. Mais le vrai perdant c'est Norbanus, l'editor du munus (l’organisateur des combats), qui obtiendra quelques applaudissements polis et rien d'autre. Son concurrent, Mammea, qui va donner un festin et deux deniers à la foule, sera désormais le favori des électeurs...

 

A l'amphithéâtre, le spectateur vient pour voir égorger des hommes sur l'arène, mais il veut d'abord assister à une belle passe d'armes. D'ailleurs, fournir une prestation de qualité est pour les gladiateurs eux-mêmes la meilleure chance d'obtenir leur grâce de l'éditeur (l’editor) qui suivra les sentiments de la foule : le public manifeste en agitant sa toge. C'est aussi pourquoi le public n'hésite pas à exiger des vedettes de l'empereur. Celui-ci possède des troupes de gladiateurs très riches et de haut rang, mais il n'a pas toujours envie d'aligner ses meilleurs combattants qui sont un vrai capital et qui risquent leur vie à chaque rencontre. On a pu voir ainsi les spectateurs réclamer à Claude le célèbre Palumbus (« Pigeon ») ou à Titus les stars qu'étaient Myrinus et le bien nommé Triomphus.

 

 C - L'origine de la gladiature et son évolution vers le professionnalisme

 

Les combats de gladiateurs seraient arrivés à Rome en 264 avant notre ère, non pas du Nord mais du Sud, en l'occurrence de Campanie (région autour de Naples) et de Lucanie (dans les Pouilles, au-dessus de la Calabre). Il existe pour ces deux régions, en particulier à Paestum, des peintures funéraires représentant, sans ambiguïté, de tels combats dès le IVe siècle av. J.-C.

 

Les tous premiers munera romains ont certes été donnés avec pour acteurs des prisonniers de guerre à qui on n'avait sans doute pas demandé leur avis et qui étaient exécutés de cette façon au lieu de l'être sur le champ de bataille ou quelques temps après. Ceux sont eux, Samnites, Gaulois, Thraces qui sont à l'origine de ces diverses catégories de gladiateurs qu'on appelle les armaturae (ceux qui portent un important équipement). De même, les essédaires, qui se battent sur des chars légers, ont-ils été introduits dans les arènes de Rome après que les Romains eurent rencontré et capturé de tels combattants lors de leurs expéditions militaires en Bretagne (Grande-Bretagne) : cela se passe sous César, puis sous Claude et Titus. Par la suite les essédaires seront des professionnels qui ne viendront pas nécessairement d'outre-Manche. Il est vrai aussi que l'amphithéâtre est alimenté par un certain nombre de condamnés, les damnati, que l'on forme dans une caserne spécialisée, le ludus, dirigé par un propriétaire, le laniste (latin lanista : propriétaire d'une troupe de gladiateurs qu'il louait ou vendait à un editor désireux d'organiser un spectacle, ou entraîneur de gladiateurs). Il ne faut pas confondre ce châtiment avec les exécutions capitales pures et simples - si l'on ose dire, quand il s'agit d'être déchiré par des bêtes sauvages - exécutions qu'on réserve avec quelques clowneries pour l'entracte de midi, entre les chasses et les gladiatures.

 

D - Les gladiateurs, un commerce très lucratif

 

Mais l'essentiel des troupes de gladiateurs est formé de véritables professionnels, esclaves et hommes libres. Pour des raisons que nous avons indiquées, ces esclaves sont choisis par leur propriétaire en fonction de leurs qualités physiques de force et d'agilité, et sont vendus à un laniste. Ils sont en général volontaires pour ce métier. Les risques sont grands, mais les récompenses matérielles le sont aussi en cas de victoire. Il faut également mettre dans la balance l'enthousiasme du public, les faveurs des femmes et les possibilités d'affranchissement qui sont loin d'être négligeables. Si l'esclave est volontaire pour le ludus, et apparemment doué, son maître est trop content de le vendre ou de le louer un bon prix. C'est un point sur lequel il faut insister : des sommes colossales sont en jeu dans ce spectacle, les vedettes atteignent des prix astronomiques. A plusieurs reprises, les empereurs, et surtout Marc-Aurèle, interviendront pour limiter l'inflation dans ce domaine. Mais à la fin du IIe siècle de notre ère, un gladiateur superstar peut encore valoir la coquette somme de 15 000 sesterces. Pour les mêmes raisons, appât du gain et désir de gloire, un homme de condition libre, liber, peut devenir aussi gladiateur. Même s'il le fait parce qu'il est ruiné, on reste loin du stéréotype de l'esclave poussé sur l'arène à coup de fouet. Sans qu'on puisse établir de statistiques précises, leur nombre par rapport à celui des esclaves est relativement élevé. La condition de gladiateur est en effet indiquée à chaque fois sur les épitaphes et dans les programmes des munera, car ce sont eux que le public préfère. Sans doute lui paraissent-ils manifester plus de goût à l'ouvrage. C'est par un contrat, auctoratio, que les hommes libres s'engagent dans ce métier spécial, en se louant au laniste. Ils abandonnent alors, contre une prime intéressante et pour une durée limitée, leurs prérogatives juridiques. On voit même des chevaliers et des sénateurs se produire comme gladiateurs : ce sont là des cas certes exceptionnels, liés souvent à la tyrannie de certains empereurs, et pour des combats qui sont parfois plus simulés que réels. Mais l'existence de tels engagements n'est pas douteuse et, là encore, les récompenses matérielles, justifiées par les risques encourus, expliquent ces comportements. Il ne faut pas non plus négliger l'aspect psychologique : certains hommes aiment flirter avec la mort, comme le montre d'ailleurs de nos jours l'engouement pour certains sports à risques.

 

E - Des esclaves ou des hommes libres

 

Esclaves et hommes libres se retrouvent, une fois engagés, dans la caserne, le ludus. Il en existe partout en Italie, qui sont de différentes tailles et dépendent de propriétaires, les fameux lanistes, aux statuts sociaux très divers. Celui de Lentulus Battiatus à Capoue (ville de Campanie au sud de Naples) a abrité Spartacus et ses compagnons au moment de la célèbre révolte des esclaves de 73 av. J.-C.

 

Le palus

On peut encore voir les casernes de Pompéi, et à Rome même, le Ludus Magnus, a côté du Colisée auquel il était relié. C'est sur une arène ovale que se déroulent les entraînements. Quelques gradins sont réservés aux « tifosi » qui peuvent voir leurs favoris s'escrimer contre un poteau, le palus, comme aujourd'hui les amateurs de football suivent les évolutions des joueurs de leur club à l'entraînement.

 

F - Le ludus

 

Tout autour de l'arène, sur un quadriportique (quatre galeries couvertes en rectangle, sur une cour intérieure, dont les voûtes sont soutenues par des colonnes ou des arcades), se déploient les cellules où habitent gladiateurs et personnel du ludus, médecins, entraîneurs, etc. Le ludus n'est pas une prison, les gladiateurs sont des volontaires et sont donc libres d'entrer et de sortir avec leurs femmes et concubines.

 

Ci-contre le Ludus Magnus

 

Il existe à Rome un Ludus Matutinus, ainsi nommé parce qu'il est destiné aux chasseurs, aux bestiaires (gladiateurs romains qui luttent contre les bêtes féroces) qui se livrent à leurs exhibitions le matin des munera, les gladiateurs n'entrant en scène que l'après-midi.

 

Ces deux casernes, Ludus Magnus et Ludus Matutinus, appartiennent au plus grand des lanistes qui est l'empereur lui-même. Au 1er siècle de notre ère, les gladiateurs impériaux sont facilement reconnaissables à leurs noms de Juliani ou de Neroniani. C'est sans doute à leur arrivée au ludus que les gladiateurs sont amenés à choisir leur armatura (équipement), en accord avec leur doctor, leur entraîneur qui est lui même, la plupart du temps, un rudianus, c'est-à-dire un gladiateur retraité. Et c'est après un entraînement intensif, que la nouvelle recrue est louée à un éditeur de spectacle. S'il passe, brillamment de surcroît, ce premier obstacle, une belle carrière s'ouvre peut-être à lui.

 

On ne peut qu'être frappé par le caractère très structuré de toute cette organisation avec ses imprésarios, ses entrepreneurs, ses locaux spécialisés, et l'importance des sommes d'argent mises en jeu. Tout cela est finalement très moderne et rejoint ce que nous savons de nos grands clubs de football contemporains. Mais c'est aussi l'argent qui, curieusement, a humanisé les choses et sauvé la vie de bien des gladiateurs. Malgré le désir de plaire à la foule, personne, éditeur ou laniste, n'a intérêt à les voir mourir rapidement et à dilapider ainsi en quelques secondes les investissements consentis pour leur achat et leur entraînement. D'ailleurs, le public lui-même est partagé entre le désir d'assister à un bel égorgement et celui de revoir une fois encore ses vedettes préférées, dont l'image se présente sur les objets les plus usuels de sa vie quotidienne. C'est pourquoi les combats ne se terminent pas systématiquement par la mort d'un des deux gladiateurs, et nous découvrons quelques palmarès correspondant à une assez longue carrière, qui ont fini par déboucher sur une retraite bien méritée, après l'octroi de la rudis (épée de bois qui sert à l'entraînement ; elle est remise au gladiateur à la fin de sa carrière, comme gage de sa liberté retrouvée).

 

IV - LE TRIOMPHE DU SPORT DE MASSE

 

Les Romains vociférant sur les gradins sont les ancêtres de nos supporters actuels. Aficionados survoltés, répartis selon les équipes dans les travées, et présents aux entraînements : le Colisée ressemble à s'y méprendre à nos grands stades.

 

A - Le Colisée

 

Malgré l'importance prise par les combats de gladiateurs dans la vie des citoyens, il a fallu attendre longtemps pour que la ville de Rome se dote d'un édifice spécifique permanent pour ces spectacles.

C'est en effet en 80 de notre ère que l'empereur Titus inaugure avec faste le prestigieux amphithéâtre du Colisée, qui peut accueillir entre 50 000 et 80 000 spectateurs.

Jusqu'à cette date, on se contente de présenter les combats soit sur le Forum entouré d'échafaudages provisoires, soit dans des édifices temporaires en bois.

 

Les architectes romains ont su innover en construisant une arène en forme ellipsoïdale entourée de gradins qui portera le nom d'amphithéâtre (du grec amphi, autour, et theatron, théâtre ; à l’origine dans le sens de « théâtre double »). C’est, en effet, d'après le naturaliste et écrivain Pline l'Ancien (23-79), le tribun du peuple Curion qui, en - 52, aurait eu l'idée de construire deux théâtres placés dos à dos, servant le matin pour des représentations théâtrales et pivotant ensuite sur eux-mêmes pour se joindre et former l'ellipse de l'amphithéâtre.

Celui de Rome doit son nom à la grande statue de l’empereur Néron, le Colosse, érigée à côté. En Italie comme dans les provinces de l'Empire, des villes telles que Pompéi, Vérone, Arles, Nîmes, Lyon se dotent à leur tour d'un amphithéâtre, témoin privilégié de leur degré de « romanité ».

 

B - Les différentes parties du Colisée

 

(du haut vers le bas de l'édifice :)

 

- Le velum

Pour protéger les spectateurs du soleil ou des intempéries, les ingénieurs avaient conçu un système complexe qui permettait de tendre un velum (voile, toile). Le velum, qui était de couleur vive, descendait au-dessus des gradins. Son centre laissait passer le soleil au-dessus de la piste.

 

- Le « poulailler »

La galerie supérieur du Colisée accueil le petit peuple, assis ou debout. Comme dans le reste de l'amphithéâtre, une zone est réservée aux femmes, qui ne sont pas les moins enthousiastes.

 

- Les gradins

A mi-hauteur, des places assises sont réservées aux corporations, tels que les enseignants et les petits commerçants.

 

- Le parterre des notables

14 rangées de sièges sont destinées aux membres de l'ordre équestre. Riche classe sociale, les chevaliers, equites, sont ainsi nommés parce qu'ils étaient à l'origine enrôlés pour former la cavalerie au sein de l'armée.

 

- La loge impériale

L'empereur y siège avec les membres de sa famille et ses invités, mais aucune femme n'y est tolérée, pas même l'impératrice. Celle-ci prend place de l'autre côté de l'arène, non loin des vestales, dans la loge des consuls.

 

- Les sièges des sénateurs

Les sénateurs sont assis au plus près de l'arène, sur des sièges de marbre. Leurs noms sont gravés sur les sièges, cette inscription est enlevée à leur mort. Distinction purement honorifique : les sénateurs ont perdu presque tout pouvoir sous l’Empire.

 

- La piste

Le sol de l'arène se compose de planches de bois ajustées, sur lesquelles on répand du sable (arena). A l'occasion des combats navals fictifs, les naumachies, la piste peut être inondée afin de permettre aux bateaux d'évoluer.

 

- Le sous-sol du Colisée

Les animaux sont parqués à deux niveaux sous le Colisée. D'étroits passages souterrains permettent aux dresseurs de les faire circuler sans danger. Ils sont ensuite mis dans des cages individuelles, hissées manuellement au niveau de la piste. Lorsqu'on ouvre les cages, les fauves pénètrent alors dans l'arène. L'opération est parfaitement chronométrée, et le public peut voir apparaître trente animaux simultanément.

 

C - L’origine religieuse des munera

 

Les combats de gladiateurs ont été à l'origine organisés par différents peuples d'Italie du Sud lors de cérémonies funéraires. Au milieu du III siècle av. J.-C., ils pénètrent à Rome et le Sénat les officialise en 105 av. J.-C. Peu à peu, ils perdent leur caractère sacré pour devenir des manifestations laïques au début de l'ère chrétienne. C'est alors que le régime impérial prend la haute main à Rome sur l'organisation des munera (singulier munus) et réglemente très strictement l'accès à l'organisation de ces combats. A côté des combats entre hommes, apparaissent les venationes (singulier venatio) ou chasses, luttes d'hommes contre des animaux ou entre animaux. Jules César inaugure un nouveau type de combat, la naumachie ou bataille navale : sur un bassin artificiel, deux flottes reconstituent une bataille historique.

 

D - Ne pas confondre munera et ludi

 

A la différence des jeux, ludi, annuels, constitués de représentations théâtrales et de courses de char dans le cirque et célébrés à date fixe lors des Grands Jeux romains, il n'y a pas de calendrier précis pour les munera qui restent, jusqu'à la fin de l'Empire, ce qu'ils étaient à l'origine : un cadeau offert au peuple par l'empereur à Rome, par un magistrat municipal dans les villes de l'Empire à l'occasion d'un événement particulier. Leur fréquence est donc irrégulière : Auguste a donné des munera à quinze reprises pendant son règne, Néron et Domitien, sept fois, mais Tibère et Caligula, seulement trois fois. Il faut dire que les combats de gladiateurs sont des spectacles fort lourds à organiser et qu'ils durent plusieurs jours. C'est ainsi que Trajan, pour fêter sa conquête de la Dacie (l’actuelle Roumanie), offre des munera d'une durée de 123 jours, dans lesquels on présente 10 000 gladiateurs.

 

Le cérémonial des combats de gladiateurs comporte des phases bien distinctes. La veille, les hommes participent à un grand repas offert par l'organisateur des jeux. Le public peut venir assister à cette cena libera (grand banquet gratuit) et juger ainsi de la forme physique des lutteurs. Le lendemain, avant le combat, ces derniers défilent dans l'arène au son des cors et des trompettes. Les magistrats, vêtus de pourpre, marchent devant les gladiateurs et, en fin de cortège, on peut voir la troupe pitoyable des condamnés à mort enchaînés.

 

 

La cena libra des gladiateurs

 

E - Le jugement du public

 

Des séances d'échauffement précèdent le combat. Plusieurs couples de gladiateurs s'affrontent simultanément sur l'arène. Les arbitres, reconnaissables à leur tunique blanche portant une large bande rouge ou bleue, surveillent la régularité des coups échangés. Lorsqu'un combattant est mis en infériorité, il lève la main pour s'en remettre au jugement du public. C'est le moment bien connu où la foule soit renverse le pouce pour demander la mort de l'homme, soit lève le pouce pour qu'il soit renvoyé vivant hors de l'arène. On a estimé que chaque gladiateur risquait une fois sur dix d'être égorgé. Pendant la journée, des pauses sont ménagées entre les combats. On fait entrer sur la piste clowns, équilibristes et animaux savants qui distraient le public en attendant la reprise du munus.

Rétiaire contre Gaulois

 

F - Marc-Aurèle institue des tarifs précis

 

Le monde de la gladiature est un univers où de fortes sommes d'argent sont en jeu. Les lanistes, à la fois propriétaires et entraîneurs, achètent, louent ou vendent à très haut prix les hommes de valeur qui se sont déjà illustrés sur le terrain. Une législation d'Auguste interdit à un magistrat de donner plus de deux munera par an et de produire plus de cent vingt gladiateurs en même temps. La spéculation s'en mêlant, on assiste à des surenchères effrénées. Pour juguler ce trafic, Marc-Aurèle fait publier un tableau établissant des tarifs précis à ne pas dépasser. L'entretien des nombreux auxiliaires de l'arène demande aussi de gros investissements, accessibles seulement aux grandes écoles impériales : médecins et masseurs, musiciens, entraîneurs et maîtres d'armes, employés subalternes chargés de balayer l'arène ou de l'asperger d'eau pour faire retomber la poussière, croque-morts qui achèvent d'un coup de maillet les gladiateurs agonisants et tirent leurs cadavres hors de l'arène.

 

G - Les gladiateurs peuvent s'enrichir

 

Les meilleurs des gladiateurs peuvent de leur côté amasser de véritables fortunes. Ils reçoivent des récompenses pour leurs victoires, des primes données par l'organisateur du munus. Pendant la durée des spectacles, les empereurs, pour s'attirer les faveurs du public, n'hésitent pas à distribuer aux combattants vainqueurs des pièces d'argenterie ou des cadeaux de valeur.

 

H - Des spectateurs placés selon leur classe sociale

 

Sur les gradins, les spectateurs sont placés selon leur appartenance sociale. Dans la couronne du bas, resplendissent les toges blanches des sénateurs et des chevaliers, plus haut le petit peuple, en vêtement brun forme une couronne contrastée et, au sommet du monument, se presse la foule bigarrée des étrangers et des esclaves. La partie des gradins réservée aux femmes est égayée par les couleurs de leurs robes. L'empereur et les officiels assistent au spectacle du haut d'un podium avançant sur l'arène. Pour protéger les spectateurs du soleil ou des intempéries, de grands voiles colorés sont tendus au-dessus de l'édifice. Dans le Colisée, ce sont les marins de la flotte militaire de Misène (ancienne base navale de l'Empire romain, située à l'abri du cap Misène, promontoire italien fermant à l'ouest le golfe de Naples) qui ont la charge de mettre en place l'immense velum.

 

I - Le peuple est roi pendant les combats

 

Il est certes abusif de considérer que la plèbe romaine n'a eu qu'un seul désir, selon le mot du satirique Juvénal, « du pain et des jeux ». Cependant, il est vrai que, sous l'Empire, les munera comme les courses de chars dans le cirque, monopolisent l'attention de la multitude. C'est le peuple qui est roi pendant les combats. C'est lui qui décide de la vie et de la mort des gladiateurs. Face à lui, l'empereur doit savoir répondre à sa demande et, à travers les gladiateurs, c'est le prince qui est applaudi ou hué. La passion soulevée par les combats se traduit parfois par des rixes entre les spectateurs sur les gradins mêmes. En 59, une lutte sanglante, décrite par Tacite dans les Annales (14, 17) oppose les supporters de Pompéi à ceux de la ville voisine de Nucérie (Nuceria).

 

« A la même époque, pour des causes futiles, il se produisit un affreux massacre entre les habitants des colonies de Nucérie et de Pompéi, lors d'un spectacle de gladiateurs donné par Livineius Regulus, qui, comme je l'ai déjà dit, avait été exclu du Sénat. Les supporteurs des deux villes en effet, échangèrent des plaisanteries insultantes, puis des pierres, et enfin prirent les armes. La plèbe de Pompéi, chez qui le spectacle était donné fut la plus forte : de nombreux Nucériens furent donc rapatriés blessés et la plupart pleuraient la mort d'enfants ou de parents. L'empereur [Néron] transmit le jugement de cette affaire au sénat, qui le transmit aux consuls.

Lorsque l'affaire revint devant le sénat, les Pompéiens étaient interdits pour dix ans de manifestations publiques de ce genre, et les associations qu'ils avaient créées illégalement étaient dissoutes ; Livineius et ceux qui avaient provoqué la rixe furent frappés d'exil. » (Tacite, Annales, 14, 17). Cette peinture murale de Pompéi restitue de façon fort vivante les affrontements tant à l'intérieur de l'amphithéâtre que dans ses environs immédiats.

 

V - UN SPECTACLE RÉCUPÉRÉ PAR LES POLITIQUES

 

Offrir au peuple des divertissements fait partie de la vie publique. Corruption ? Pas vraiment : même si cette générosité est intéressée, le donateur n'achète pas les voix des électeurs mais exhibe sa puissance.

 

A - Offrir des munera : s'offrir une crédibilité politique

 

A côté des jeux du cirque, ludi, qui, inscrits au calendrier, font partie de la vie officielle, les spectacles de gladiateurs, munera, sont un bienfait volontairement consenti par un donateur, ce qui donne à penser qu'une telle générosité n'est pas totalement désintéressée. Quelle spéculation inspire cet investissement ? Que veut-on montrer ou démontrer ? S'agit-il d'éblouir des consciences, ou d'acheter des voix ? Peut-on dire que les élections auxquelles participe le populus romanus, le peuple romain, sont politiques au sens où nous l'entendons, et achetables comme nous l'imaginons ? Et la notion même de propagande a-t-elle un sens à Rome ?

 

Sous la République, l'élection des magistrats résulte pratiquement du vote des citoyens les plus riches, regroupés dans la première classe, et en général, c'est la première centurie (subdivision administrative) à voter (dite « prérogative ») qui règle la question, puisque les autres centuries ne démentent pas son choix. La compétition électorale s'exerce donc essentiellement au sein des groupes de l'oligarchie auxquels appartiennent les candidats. Leur popularité personnelle n'est qu'un appoint, rarement déterminant. Quant à leur programme, ils n'en ont pas : on choisit des personnes, au cœur de mouvances conservatrices ou réformistes, dans des réseaux d'influence et d'amitié concurrents, dans des familles prestigieuses souvent alliées entre elles par de pures relations d'intérêts. Tant et si bien que, comme le note Paul Veyne, « le véritable enjeu des élections n'est pas pour les électeurs, mais pour l'oligarchie ». Cet enjeu, pour le candidat, c'est d'acquérir ou de confirmer une dignitas, un rang dans l'État, attaché à son nom et à celui de sa lignée, sa gens (pluriel gentes ; dans la Rome antique, branches d'une même famille ayant un ancêtre commun). Faire campagne, c'est mobiliser son réseau personnel d'amis et de protégés, faire célébrer ses mérites par une brigade de clients, clientes (à Rome, celui qui se mettait sous la protection d'un citoyen puissant), parcourir le forum avec une escorte de supporters, le comitatus, et sacrifier à la tradition des cadeaux. Le peuple bénéficie évidemment de cette politique de seigneurs que ses suffrages, en fait, ne font que ratifier. En offrant des cadeaux, on n'achète pas des consciences, mais une visibilité et une crédibilité politique. Le jour des comices (assemblée du peuple appelée à voter), de toute façon, on vote pour renouveler la totalité des magistratures annuelles, et non pour un candidat, et l'immense majorité des voix ne sert à rien.

 

B - Le munus : témoignage de la puissance de la gens

 

Voilà le contexte dans lequel une offrande religieuse et privée en son principe, le munus gladiatorium, est devenu, en quelques centaines d'années, un spectacle public et laïc. Le cadeau aux morts devient un cadeau aux vivants, sans toutefois se départir de cette allure d'initiative personnelle qui met surtout en spectacle la générosité du donateur, sa liberalitas, et, forcément, l'ampleur de sa fortune ou des fonds qu'il a pu emprunter pour donner un beau munus. Comme d'autres manifestations des rites funéraires propres à l'aristocratie romaine, par exemple les grands cortèges avec exhibition des portraits de famille, il témoigne d'abord de la puissance d'une gens, d’une lignée. C'est vrai à date ancienne, disons jusqu'au IIe siècle avant notre ère, où cette fonction de célébration gentilice commence à être, insensiblement, détournée. Tite-Live signale, en 174 av. J.-C., la générosité ostentatoire d'un Flamininus qui offre, en mémoire de son défunt père, toute la gamme des cadeaux funèbres : un banquet public, epulum, une distribution de viande, visceratio, de sucreries,  mulsum (vin romain aromatisé au miel et épices), crustum (gâteau) et des jeux scéniques. Flamininus ajoute à ce lot de dépenses incontournables, l'énorme investissement d’un munus mettant aux prises soixante-quatorze combattants. Or, nous savons par Polybe qu'au IIe siècle, un beau munus coûte dans les 700 000 sesterces, soit la solde annuelle de mille cinq cents soldats ! Certes, le peuple a été gâté. Mais cet étalage de richesse montre surtout à l'oligarchie romaine que le donateur a des moyens, autrement dit qu'il peut être « membre du club ».

 

C - Honorer les mânes : un prétexte

 

Se faire reconnaître de la sorte n'est pas forcément nécessaire pour ceux qui portent des grands noms. Mais il est conforme à l'éthique de l'aristocratie romaine, peut-être sous l'influence de la conception grecque de l'évergétisme (terme qui dérive directement du verbe grec εύεργετέω, everguetéo, signifiant « je fais du bien ». Dans sa définition originale, l’évergétisme consiste, pour les notables, à faire profiter la collectivité de sa richesse ; il complète le clientélisme, lien individuel et personnel entre le patron et ses clients), d'exhiber sa puissance et son aptitude à la gloire. Le dictateur Sulla prescrit à son héritier, dans son testament, d'honorer ainsi sa mémoire par un munus. Mais son fils, personnage assez controversé que Cicéron défend en justice, s'acquitte de ce devoir sacré... vingt ans plus tard. Le souci d'apaiser les mânes (les âmes des morts) de son père (plus rarement de sa mère) n'est plus qu'un prétexte pour qui aspire à la carrière des honneurs, et c'est la préparation d'une future compétition électorale qui justifie la décision de donner des gladiateurs. On peut s'en passer. Cicéron déconseille au jeune Curion de faire les frais d'un munus, parce que, selon lui, ce brillant jeune homme n'a pas besoin de cela pour être apprécié des « poids lourds » de la classe politique. Curion, en prévision de sa candidature à la préture (la charge du préteur, magistrat qui rendait la justice), donnera néanmoins un munus, pour « assurer le coup », en 53 av. J.-C., sans doute avec l'assentiment de César, dont il est l'un des « sous-marins ». Du reste, César a naguère marqué son édilité (la charge des édiles : les magistrats municipaux) en empruntant des sommes considérables pour honorer d'un munus son père, mort, lui aussi, vingt ans plus tôt.

 

D - Des lois contre la brigue

 

Tout cela coûte un argent fou, et il faut, comme pour les jeux, faire mieux que ses prédécesseurs. Cette compétition est, évidemment, tout à l'avantage d'une population de Rome dans laquelle les désœuvrés et les chômeurs, au fil des crises, sont de plus en plus nombreux. Mais de toute façon, il faut se souvenir que le meilleur destin d'un homme libre est de ne rien faire de ses dix doigts. C'est le cas de toute la classe politique qui, pour étayer son influence, subventionne les inactifs de Rome et d'Italie en puisant sur ses rentes ou en mettant l'État à contribution. Il suffit d'éviter les excès. Tout au long du 1er siècle av. J.-C., les lois contre la brigue, de ambitu, (manœuvre détournée pour obtenir quelque chose) destinées à modérer la corruption électorale (c’est le sens courant de la brigue), se succèdent et prescrivent des procédures d'invalidation ou d'interdiction de mandats pour les candidats qui auraient forcé la dose. Cicéron a même concocté en 63 une Lex Tullia (loi qui tente de restreindre la corruption électorale) pour n'autoriser, dans les deux années qui précèdent une candidature, que les munera prescrits par testament, ce qui, on l'a vu, n'est pas difficile à combiner. En fait, ces lois ont un double intérêt, mais seulement pour la classe politique, et sont sans grand rapport avec la moralité. Elles sont utilisées pour limiter les frais des candidats, et sont brandies chaque fois que nécessaire pour intenter un procès à un adversaire élu. Et le peuple n'y perd pas grand-chose, parce que la générosité des candidats (notamment à l'intention des membres de leur tribu : il est indécent, à Rome, de ne pas recueillir les suffrages de sa tribu !) est devenue absolument traditionnelle. II y a même des spécialistes, les divisores, qui gèrent les distributions de petits cadeaux divers et variés pour le compte des candidats en campagne. Néanmoins, le munus reste un gros cadeau, et ce lourd investissement suppose d'énormes moyens ou un besoin sérieux de reconnaissance : existimatio, considération.

 

E - Des gladiateurs gardes du corps ou mercenaires

 

Ce siècle violent voit surgir une autre utilisation des gladiateurs : débauches de leur école pour assurer la protection rapprochée des personnalités, faire régner la terreur dans Rome ou, éventuellement, assister un complot. Les conjurés de Catilina songent à recruter en Campanie (région autour de Naples) une milice formée de ces bons techniciens du glaive (la conjuration de Catilina est un complot contre la République visant la prise du pouvoir alors en place à Rome, en 63 av. J.-C.). Milon et Clodius, qui s'affrontent publiquement pendant des années, s'en servent pour encadrer leurs escortes d'esclaves armés, jusqu'au jour où les hommes Milon rencontre la bande de Clodius du côté de la Via Appia. Résultat : Clodius est assassiné, et Milon s'exile à Marseille. On comprend que les écoles de gladiateurs soient, sous la République, reléguées loin de la ville, et que, sous l'Empire, ces combattants fonctionnarisés stationnent dans des casernes spéciales et étroitement surveillées !

 

F - Abolir la distance entre le monarque et le peuple

 

Après la victoire de César dans la guerre civile de 49, l'utilisation des spectacles de gladiateurs connaît un développement différent. La personnalisation du pouvoir exige, pour être digérée par la mentalité romaine, une assise de popularité. Pour César, ce favor  populi associé à la clémence envers ses anciens adversaires, constitue une protection permanente contre les opposants à la monarchie, qui ruminent, au sein de la noblesse sénatoriale, la perte de leurs privilèges. En enrichissant le système des ludi et en offrant, à titre personnel, des munera grandioses, le monarque abolit la distance parlementaire entre le peuple et lui.

 

G - Fêter un triomphe militaire

 

César est le patron du peuple, son protecteur généreux, et puise dans sa cassette pour se montrer bienfaiteur, ce qui est une vertu royale. Sa générosité s'adresse non plus à des citoyens, mais à des sujets, même si l’on y met les formes.

 

Pour fêter sa victoire totale, lors des triomphes cumulés de 46 av. J.-C., César donne des munera étourdissants, avec non seulement un nombre énorme de gladiateurs traditionnels, mais des chasses, venationes (singulier venatio), délirantes, des batailles reconstituées, et, en prime, l'exhibition d'une girafe, signe qu'il est entré dans l'Histoire en bousculant les limites de la géographie.

La conversion de l'ancienne notion de dictature - un pouvoir exceptionnel mais temporaire - en un pouvoir à vie passe sans doute par la mise en scène d'une puissance bienfaisante qui, non contente de ramener la paix, fait de la guerre et de la conquête un fascinant spectacle. Auguste franchit un pas décisif en donnant un caractère obligatoire aux munera pour certains magistrats. Puisque cette nouveauté est l'effet de la volonté impériale, c'est au prince que doit aller la gratitude du peuple, les magistrats exécutant, quant à eux, la corvée. L'empereur se réserve le privilège de compléter ces spectacles ordinaires par des munera extraordinaires. Auguste en offre trois fois en son nom, et cinq fois au nom de ses fils et petits-fils.

 

H - Les munera officiels réglementés

 

En fait, si cette organisation des largesses et des plaisirs confirme l'avènement d'un autre type de pouvoir politique à Rome, et si l'empereur prend à son compte les traits essentiels de l'évergétisme des monarchies orientales, les munera officiels sont réglementés, ce qui est bien romain. Les préteurs (magistrats romains qui rendaient la justice), auxquels ils incombent, en donnent seulement deux par an, avec cent vingt paires de gladiateurs, et pas plus. Tibère ramènera même cette limite à cent paires. A Rome, en principe, libéralité ne veut pas dire gaspillage. Et les spectacles de gladiateurs s'inscrivent dans le paysage de l'Empire. Auguste institue la prestation d'un munus annuel par les magistrats municipaux et, peu à peu, l'habitude se prend, un peu partout dans l'Empire, d'éditer des spectacles de gladiateurs dans diverses circonstances telles que les grandes fêtes du culte impérial, ou, tout simplement, la mort d'un notable. On voit même les habitants d'une ville italienne organiser un véritable charivari pour forcer un grand bourgeois oublieux de ce devoir à passer à la caisse…

 

I - Néron tente une « politique culturelle »...

 

Le munus est devenu le spectacle impérial par excellence mais a-t-il, à proprement parler, une fonction politique ?  La popularité spécifique des spectacles - et les combats de gladiateurs sont, avec les courses de chevaux, les plus appréciés - pèse davantage que certaines initiatives impériales visant à inscrire les festivités publiques dans un cadre idéologique. Auguste avec les Actiaca, Néron avec les Neronia, Domitien avec Agon Capitolinus essaient d'instituer des jeux et spectacles à la grecque, musicaux, littéraires ou théâtraux. Ces spectacles élitistes font un bide populaire. De la même façon que le populus préfère les mimes grossiers aux tragédies de haut vol, il laisse tomber toute activité pour courir à l'amphithéâtre. Pourtant, les largesses d'un Néron sont en partie inspirées par une « politique culturelle », et ce n'est pas un vain mot : cet empereur a réellement voulu changer la mentalité romaine en l'hellénisant, et il préférait la musique et la poésie aux égorgements des gladiateurs.

 

J - ...Mais en matière de spectacle c'est le peuple qui fait la loi

 

Mais le peuple a compris qu'en matière de spectacles, c'est lui qui fait la loi. On en a un bel exemple, cité plus haut, dans le Satiricon de Pétrone, lorsqu'un des convives de Trimalcion, le chiffonnier Echion, fait la chronique de la vie politique locale. Nous sommes vraisemblablement dans une ville de Campanie, au milieu du 1er  siècle de notre ère, ou un peu plus tard. Le nommé Mammea, dit-il, laminera Norbanus aux élections, parce qu'il va lui offrir, à lui et à ses amis, un bon repas et deux deniers. Mais surtout, « Norbanus a donné des gladiateurs qui ne valaient pas un sou, des décrépits, tu leur soufflais dessus et ils tombaient » !

 

La relation politique entre l'électeur et le candidat est, dès lors, ramenée à sa plus cynique expression. Sans doute, à juste titre dans une ville quelconque comme dans Rome, les magistrats sont interchangeables, la prime va aux bienfaiteurs. Au niveau de l'État, c'est une astreinte pour le pouvoir, mais aussi le loyer d'une apathie des masses qui permet à l'Empire romain d'accomplir son œuvre historique sans police véritable, et en concentrant ses armées sur ses frontières. Mais c'est aussi, au même titre que les forums, les routes, les aqueducs ou les thermes, la transcription du mode de vie romain, romanus modus vivendi, et l'expression d'une puissance rayonnante qui procure confort, sécurité  et divertissements.

 

Voilà pourquoi, partout, on bâtit des amphithéâtres. Le contrat entre l'Empire et ses citoyens-sujets se scelle dans la démesure euphorique de ces spectacles et des monuments somptueux qui les abritent. Le Colisée, le chef-d'œuvre des Flaviens - Vespasien, Titus, Domitien -, c'est quarante-cinq places sur les gradins de l’amphithéâtre, en plein cœur de Rome, sur l'emplacement où Néron avait construit son palais-jardin idéal, Versailles avant la lettre. Trajan fait s'affronter dix mille gladiateurs, en un munus qui dure plusieurs mois. Ni les résistances philosophiques d'un Marc-Aurèle ni les nouvelles valeurs des premiers empereurs chrétiens ne pourront atténuer, dans tout l'espace de l'Empire, cette fascination impérieuse pour la moins politique, au sens strict, mais la plus invétérée des drogues collectives. C'est pourquoi, de nos jours, nous gagnerions à nous méfier des stades, même si la mode n'est plus de s'y entretuer, même si l’on s’y bat régulièrement !

 

VI - LES INTELLECTUELS FONT DE LA RÉSISTANCE

 

Certains philosophes dénoncent les combats. Soit que le spectacle détourne le peuple de ses devoirs civiques, soit que le goût du sang jure avec la mission civilisatrice de Rome.

 

Enracinés dans une tradition séculaire, les jeux font partie de l'identité romaine au sens le plus large : Rome, Carthage, Alexandrie, Antioche. Au temps de l'Empire, les masses urbaines consacrent à ces divertissements, aimablement offerts par un notable soucieux de son image, voire par l'empereur lui-même, un temps au moins égal à nos week-ends, jours fériés et autres ponts.

 

A - Les jeux : une « drogue »

 

Il faut pourtant avoir le cœur bien accroché pour s'y sentir à l'aise. Les courses de chars provoquent des carambolages meurtriers. Dans l'amphithéâtre, des gladiateurs bien formés s'étripent selon des règles précises. On y voit aussi des condamnés qu'assaillent des fauves affolés par la soudaine lumière et les cris du public. Nombre de chrétiens périront de cette manière. A la pause déjeuner, on invite, au besoin à coups de fouet, ceux qui restent à se faire massacrer jusqu'au dernier. Mais la grande majorité prend là un plaisir qu'on hésite à qualifier de très sain, les dames n'étant pas les dernières, à en croire Juvénal. « Même des vestales ! » s'indignera le poète chrétien Prudence (348-410). Les amateurs deviennent dépendants, comme Alypius, un ami de saint Augustin qui tente de s'en passer, comme nous tenterions d’arrêter de fumer. Traîné par des amis à un combat, les yeux fermés, il entend hurler la foule, et se met à vociférer comme tout le monde.

 

Si solidement ancrées dans les mœurs sont ces pratiques que les meilleurs des empereurs échouent à en atténuer la sauvagerie. Autant dire que les opposants sont rares. On en trouve cependant, du 1er  siècle avant J.-C. jusqu'au Ve après. Païens, juifs, chrétiens, ils ont des motivations différentes mais qui souvent se recoupent.

 

B - Un spectacle trop cher

 

Il y a d'abord ceux qui trouvent tout cela trop cher. De fait, si l'on songe au gâchis d'animaux d'Afrique que fait par exemple l'empereur Probus au IIIe siècle, et qu'on sait par l’édit du Maximum de l’empereur Dioclétien en 301 qu'un lion de deuxième qualité vaut 125 000 deniers, alors qu'un ouvrier agricole en gagne 90 par jour, l'on se dit avec les penseurs chrétiens Tertullien (155-222) et Jean Chrysostome (344-407) que l'argent pourrait trouver meilleur emploi.

 

C - Un spectacle « qui vole bas »

 

D'autres jugent que tout cela vole bien bas. Selon le poète Horace (65-8 av. J.-C.), on se distrairait mieux à regarder la tête des spectateurs. Entré par hasard à l'entracte de midi, le philosophe Sénèque (4 av.-65 ap. J.-C.), précepteur de Néron, en ressort écœuré. « Bon pour des esclaves », dit Jean Chrysostome. Au reste, amateurs et détracteurs se retrouvent pour porter sur les gladiateurs un regard ambivalent. L’orateur Cicéron (106-43 av. J.-C.) voit là un modèle de vaillance, et certaines femmes, dit Juvénal, ne sont pas indifférentes à cette virilité : telle matrone s'entiche d'un gladiateur au point d'écoper du surnom peu flatteur de « gladiatrice » ! Cela dit, gladiateur n'est pas une situation : Sénèque fait état d'un esclave germain qu'on pousse dans l'arène et qui préfère le suicide. S'isolant sous un prétexte d'hygiène, il s'étouffe au moyen de ce qui de nos jours correspond au balai des toilettes. Voilà qui en dit long. Pour l’écrivain grec Artémidore d’Éphèse (IIe siècle de notre ère), l'auteur d'une Clef des songes (Onirocriticon), se voir gladiateur en rêve porte malheur : on perd un procès, on se retrouve cocufié, voire châtré.

 

D - Un spectacle avilissant

 

Troisième critique, largement répandue : les jeux ont avili les fils de la Louve. Ils n'attendent plus, dit Juvénal, que deux choses : toucher de quoi subsister sans rien faire, et aller aux jeux, panem et circenses. Fronton, le précepteur de l’empereur stoïcien Marc Aurèle, fera le même constat. Le professeur païen Libanios et l'évêque Jean Chrysostome déplorent qu'à Antioche (actuelle Antakya en Turquie), les étudiants soient captivés par les jeux plus que par les cours. Quand, fuyant Rome saccagée par le roi des Wisigoths Alaric 1er en 410, les réfugiés débarquent en Afrique, leur premier souci, dit saint Augustin, est de s'informer des prochains jeux. Même remarque de l’auteur chrétien du Ve siècle Salvien de Marseille à propos de la chute de Trêves (dans l’actuelle Allemagne), qui n'est pourtant plus à l’époque qu'un champ de ruines.

 

E - Un spectacle atroce

 

On dénonce aussi la cruauté des spectacles. Cicéron le fait de façon nuancée : « Bien des gens tiennent les spectacles de gladiateurs pour cruels et inhumains. » Et c'est sans doute vrai, du fait que ce destin est presque toujours réservé aux seuls condamnés, ce qui, selon lui, peut servir d'exemple. Sénèque est plus net : « C'est de l'assassinat pur et simple. » Le chrétien Tertullien parle de « l'atrocité de l'arène » : « Que l'on se complaise dans le supplice d'autrui » le révulse, tout comme Artémidore le païen. Quant à l’écrivain chrétien du IIIe siècle Minucius Félix, il voit là « une vraie école du crime ».

 

 

F - Les jeux ne sont pas « religieusement corrects »

 

Dernier grief : les jeux ne sont pas « religieusement corrects ». Ces festivités, même si elles se sont laïcisées avec le temps, tirent en effet leur origine de tel ou tel culte païen. Cela, plus le sang répandu, suffit à détourner les juifs d'y mettre les pieds, et de même pour les chrétiens sérieux. Pour Tertullien, l'amphithéâtre est le rendez-vous des démons ; on s'y rend complice de ce qui s'y perpètre. Quant à Minucius Félix, il déclare tout net aux païens que tout cela « déshonore leurs dieux ». L’historien et moraliste du 1er siècle Valère Maxime déplore que « ce qui était imaginé pour honorer les dieux souille du sang des citoyens les fêtes de la religion ». Quant au philosophe grec du IIIe siècle Porphyre, le respect qu'il porte à toute forme de vie le détourne de ce sang versé dans un esprit mercantile : comme si l'on pouvait s'acheter une conduite en soudoyant les dieux...

 

Mais rien n'y fait : les jeux drainent toujours la même foule d'oisifs que distraient la souffrance, les cris et la mort. Et cela ne prendra fin qu'au Ve siècle, alors que déjà s'annonce la fin de l'Empire d'Occident.

 

VII - REPÈRES HISTORIQUES

 

Les combats de gladiateurs venus d'Étrurie (l'actuelle Toscane) nous plongent dans un contexte de foule bruyante, massée sur les gradins où la passion s'empare du public. À Rome, le plus ancien combat de gladiateurs mentionné dans les textes se déroula en 264 avant J.-C., sur le Forum Boarium (le marché aux bœufs), espace à caractère utilitaire et sans prestige situé près de l'extrémité nord du Circus Maximus. Ce combat fut rapidement suivi par de nombreux autres. Ainsi en 105 avant J.-C., les jeux devinrent publics. Ils seront interdits au IVe siècle par l'empereur Constantin, mesure sans effet réel avant la fin du IVe siècle.

 

- 105. Pratiqués donc depuis l’époque étrusque, les combats de gladiateurs sont intégrés aux jeux publics romains par Marius. Ces combats parfois mortels étaient très codifiés et ne ressemblent en rien aux caricatures présentées par les films hollywoodiens notamment. Toutefois, les Romains eux-mêmes s’interrogèrent très tôt sur l’intérêt et la légitimité d’un tel sport-spectacle. La gladiature nécessitait en effet le renoncement aux droits liés à la citoyenneté romaine ; c’est presque une hérésie pour un Romain ! Le jeu en valait pourtant la chandelle pour certains, car la gloire et la fortune récoltées dans l’arène était considérables. Attention à ne pas confondre les combats de gladiateurs avec les véritables spectacles à base d’animaux sauvages et autres reconstitutions de batailles. Les historiens étudient désormais avec un œil nouveau la gladiature romaine dans une optique plus « sportive » tranchant ainsi nettement avec l'historiographie classique sous l’emprise totale des textes chrétiens très hostiles, comme on vient de le voir, à cette pratique. Les Grecs adoptent également ce sport martial, mais la gladiature n’est pas pratiquée partout dans l’Empire, en Égypte et au Moyen-Orient en particulier où on se contente des courses de chars, le sport roi de l'Antiquité.

 

27. Catastrophe de Fidènes. Profitant de la politique d’austérité de Tibère, certains opportunistes mettent sur pied des épreuves qui ne bénéficient pas toujours des meilleures conditions de sécurité. La catastrophe de Fidènes (sur le Tibre, à 10 Km en amont de Rome) marque profondément les Romains suite à l’effondrement d’un amphithéâtre édifié à la hâte… Tacite qui relate la tragédie dans ses Annales, cite le chiffre de 50 000 morts et blessés ! Suite à cette catastrophe, la législation sur l’organisation de spectacles sportifs fut très sévèrement réglementée dans l’Empire.

 

37. À contre-courant du règne de Tibère, l'empereur romain Caligula (37-41) multiplie le nombre des courses de chars et autres épreuves sportives à Rome. Il privilégie également la gladiature qui, dès lors, fait figure de grand sport romain, à l’image de la boxe et la course de chars.

 

399. Sous la pression chrétienne, fermeture des écoles de gladiateurs à Rome. Ce « sport-spectacle » romain est honni par les chrétiens qui ne parviennent toutefois pas à en interdire la pratique, même à Rome.

439. Derniers combats de gladiateurs à Rome, soit plus d'un siècle après les premiers interdits de l’empereur Constantin.

 

VIII - GLOSSAIRE

 

Armatura (pluriel Armaturae) : catégorie de gladiateur. Les différents types se différenciaient par les armes utilisées, mais aussi par les techniques de combat.

Dimachère : gladiateur ayant une épée dans chaque main.

Editor : organisateur des combats.

Essédaire (essedarius) : gladiateur qui combattait du haut d'un char.

Evergète : (évergétisme) généreux donateur qui finance un combat ou un édifice.

Galerus : pièce métallique montante qui protégeait l'épaule gauche du rétiaire contre les coups d'épée latéraux.

Gladius : épée métallique.

Hoplomaque (hoplomachus) : gladiateur lourdement armé.

Ludi : jeux donnés à date fixe ou en des circonstances particulières, pour célébrer une fête ou un événement exceptionnel.

Laniste (lanista) : propriétaire d'une troupe de gladiateurs qu'il louait ou vendait à un editor désireux d'organiser un spectacle, ou entraîneur de gladiateurs.

Laquearius : gladiateur qui avait pour arme un lacet ou lasso.

Liberatio : acte qui libérait un gladiateur de l'obligation de combattre.

Mânes : âmes des morts.

Manica : protection de cuir garnie de pièces métalliques qui couvrait le bras droit et la main du gladiateur.

Mirmillon ou myrmillon (mirmillo) : gladiateur léger, malgré son long bouclier. Son casque était orné d'un poisson (mormuros, en grec).

Munéraire (munerarius) : éditeur du munus. À Rome, c'était l'empereur et les hauts magistrats (prêteurs, édiles, questeurs, consuls) ; en province, de riches notables ou des magistrats locaux.

Munus (pluriel munera) : combat de gladiateurs. À l'origine, « cadeau » offert à l'occasion de funérailles.

Naumachie : bataille navale.

Ocrea : pièce de cuir portée à le plus souvent la jambe gauche et renforcée de métal.

Palus : pieu sur lequel s'entraînaient les gladiateurs.

Provocator : type de gladiateur qui s'individualisait par une technique particulière de combat.

Rétiaire (retiarius) : gladiateur léger, équipé d'un trident, d'un filet et d'un poignard. Il ne portait pas de casque, mais une épaulière lui protégeait le haut de l'épaule et la base du cou (galerus).

Rudis : épée de bois qui sert à l'entraînement. Elle est remise au gladiateur à la fin de sa carrière, comme gage de sa liberté retrouvée.

Sagittarius : combattant armé d'un arc.

Samnite : type ancien de gladiateur dont le nom évoque les redoutables guerriers du sud de l'Italie qui s'opposèrent à Rome au IVe siècle av. J.-C.

Scutum : long bouclier quadrangulaire.

Secutor : épéiste.

Scissor : « celui qui tranche ou qui taille » armatura rare qui apparaît dès le 1er siècle. Le scissor qui est un parfait « anti-rétiaire », constitue une évolution du secutor.

Thrace : gladiateur lourd muni d'une épée courbe caractéristique, la sica et d'un petit bouclier.

Tiro : gladiateur novice.

Venatio (pluriel venationes) : chasse, combat d'animaux entre eux ou contre des hommes, sous toute ses formes.

Venator : combattant prenant part à une venatio. Chasseur d'animaux sauvages destinés à l'arène.


 

[1] Armatura (pluriel : Armaturae) : catégorie de gladiateur. Les différents types se différenciaient par les armes utilisées, mais aussi par les techniques de combat.

[2] Samnites : peuple italique établi dans le Samnium : dans l'Antiquité, région montagneuse de l'Italie centrale. Les Samnites furent soumis par Rome au IIIe s. av. J.-C., après trois longues guerres, de 343 à 290.

[3] Campaniens : habitants de Campanie : région de l'Italie péninsulaire, sur le versant ouest de l'Apennin ; Chef-lieu : Naples.

[4] Par référence à la Thrace : région du sud-est de l'Europe, occupant l'extrémité nord-est de la Grèce (Thrace occidentale), la Turquie d'Europe (Thrace orientale) et le sud de la Bulgarie.

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