Le Moyen Age : Elément de civilisation
Troisième partie

La France Féodale

Au cours des dixième et onzième siècles achève de s'élaborer une espèce d'ordre, pour ne pis dire de désordre, auquel on a donné le nom de régime féodal. Ce qui caractérise ce régime, c'est l'extrême dispersion du pouvoir et l'exercice de l'autorité par un grand nombre d'individus, chacun d'eux exerçant cette autorité sur un nombre variable d'hommes dont il est le maître, le seigneur.

Cet émiettement du pouvoir existait dès l'époque de Charlemagne. Les comtes, en principe ses représentants, avaient souvent des velléités d'indépendance, et après sa mort bien plus que des velléités. D'autre part, les misères du temps, les invasions normandes, forcèrent les faibles à chercher un protecteur dans leur voisinage immédiat, puisque personne d'autre ne pouvait les défendre.

Le régime féodal s'étant développé sous le signe de la force, ce protecteur fut en même temps un oppresseur. Le seigneur est le baron, c'est-à-dire l'homme fort, celui qui possède des armes, un cheval, qui vit dans une demeure fortifiée. Comment, même s'il désirait le faire, le paysan à pied et sans armes pourrait-il défier l'autorité de l'homme à cheval, du « chevalier » armé d'une épée et dont le corps est protégé par des lames ou par des mailles de fer ?

Mais il ne s'agit pas seulement d'assujettir les faibles. Il faut aussi tenir tête à ses égaux, être à même de résister à l'attaque d'un plus fort que soi. Le protecteur des uns a lui-même besoin de protection. Par la cérémonie de l'hommage il consent donc à se faire l'homme d'un autre seigneur, mais c'est là, en principe du moins, un accord librement consenti, un échange de services entre hommes qui se considèrent comme égaux, comme pairs. Par l'hommage, le vassal s'engage à rester fidèle à son suzerain, à se rendre à son appel s'il a besoin de lui pour prendre part à quelque expédition militaire, pour discuter les intérêts du seigneur suzerain et de ses vassaux, ou pour régler les disputes qui ne peuvent manquer de se produire parmi ces derniers. En échange, le suzerain promet à son vassal son appui pour le défendre, lui et ce qu'il possède, contre une attaque toujours à craindre. Entre suzerain et vassal, pas de redevances en argent ou en nature, sauf dans des cas exceptionnels. Ce sont l'un et l'autre des gens de guerre, qui sont là pour recevoir des redevances de leurs inférieurs, mais qui n'en doivent à personne.

Le contrat féodal est donc une espèce de pacte de non-agression et d'aide mutuelle, qui a pour objet de garantir l'intégrité de la seigneurie, des terres et des droits qui la composent. Le fief dont le vassal fait hommage à son suzerain est d'ordinaire une terre, un domaine, mais il peut être aussi un droit quelconque, celui de percevoir quelque redevance en argent ou en nature, droit d'exercer la justice, profitable en raison des amendes et confiscations. Dans les villes en particulier, l'autorité se trouve ainsi partagée entre plusieurs seigneurs. Souvent l'évêque est le seigneur de la ville ancienne, alors que la nouvelle a pour maître un baron féodal. Au cœur même de la cité, le marché peut dépendre d'un autre seigneur, qui perçoit à son profit les redevances. Dans le Paris médiéval, tel seigneur exerce les droits de justice, eux-mêmes souvent fort divisés, dans tel quartier, parfois dans telle rue de la ville.

De cet état de choses résulte un enchevêtrement extrême de juridictions, de droits de toute sorte, et aussi de fidélités. Il arrive fréquemment qu'à cause des terres qu'il possède ou des droits qu'il exerce, un baron est en même temps l'homme de plusieurs seigneurs. Si deux de ces derniers font en même temps appel à ses services, surtout l'un contre l'autre, il y a là un cas de conscience fort délicat. Néanmoins, et surtout au début du Moyen Age, la fidélité promise est de part et d'autre observée presque religieusement. Outre l'opprobre de ses pairs auquel il s'expose, celui qui manque à ses engagements peut être déclaré déchu de son droit au fief. Mais en fait ce droit est un véritable droit de propriété, transmissible aux héritiers, même aux femmes. Dans ce dernier cas, les obligations vassaliques sont assumées par un vidame, chargé notamment de la défense armée du fief.

 

L'histoire fournit un exemple célèbre du retrait d'un fief par le suzerain pour manquement du vassal à ses obligations féodales. Au commencement du treizième siècle, des vassaux français de Jean sans Terre, roi d'Angleterre, firent appel au roi de France Philippe Auguste au cours d'une dispute avec leur seigneur. Philippe ordonna à Jean, son vassal pour ses possessions françaises, de venir en France pour y être jugé par ses pairs : Jean ne vint pas, et il fit bien, car il aurait pu éprouver de très grandes difficultés à retourner dans son royaume. Le roi de France déclara alors le roi d'Angleterre déchu de tous ses fiefs français pour avoir manqué à ses obligations vassaliques.

Lui-même roi féodal, Philippe Auguste se servit donc de la féodalité pour la combattre et pour étendre son propre pouvoir. Il fit bâtir à Paris, sur la rive droite de la Seine et près de l'île de la Cité, le premier château du Louvre, qui n'était alors qu'une sombre forteresse féodale. Du donjon du Louvre, symbole de la puissance royale, relevaient, prétendait-il, toutes les seigneuries du royaume. Cette conception nationale et hiérarchique du régime féodal pouvait certes lui être utile, mais même en son temps elle ne correspondait guère à la réalité, car la féodalité était avant tout un ensemble complexe de fidélités sur le plan local et régional.


Le Louvre

Le trait le plus caractéristique de la France féodale est en effet ce particularisme local et régional. Tout d'abord, deux grandes divisions : le Nord et le Midi. D'une façon générale, le Midi, mieux que le Nord, a gardé les traditions gallo-romaines. En revanche et bien que les Barbares établis en Gaule aient été relativement peu nombreux - les Francs étaient peut-être une centaine de mille et les Burgondes la moitié de ce chiffre parmi quelque dix millions de Gallo-Romains - c'est dans la région du Nord et de l'Est que l'influence germanique se fit le plus fortement sentir. Sauf les Bretons, réfugiés celtiques venus de Cornouailles au sixième siècle, les nouveaux venus adoptèrent la langue de la majorité gallo-romaine. Les dialectes germaniques qu'ils parlaient n'ont laissé que peu de traces dans le français moderne, des termes relatifs à la guerre, comme le mot guerre lui-même, à l'armement, haubert par exemple, et quelques autres, telle mot fief, relatifs aux institutions. Une ligne allant à peu près de Bordeaux à Grenoble divisait alors le pays en deux zones linguistiques, au nord les pays de langue d' oïl, au sud ceux de langue d' Oc, d'après la façon de dire oui dans les deux langues. Mais là encore aucune uniformité. La langue d'oïl groupait un certain nombre de dialectes plus ou moins différents les uns des autres, comme le francien, parlé dans la région parisienne et d'où vient notre français, le normand, le champenois, le picard ; et dans les régions de langue d'oc la diversité était tout aussi grande.

 

Même division entre le Nord et le Midi au point de vue juridique. Les provinces méridionales étaient les pays de droit écrit, où l'on suivait les dispositions du droit romain tel qu'il avait été codifié au sixième siècle par l'empereur Justinien ( code Justinien ). L'université de Toulouse acquit une grande renommée comme centre des études juridiques romaines, au point de vue du droit public comme du droit privé, et c'est là que se formèrent maints légistes (ou hommes de loi) de Philippe le Bel, maints apôtres de l'étatisme contre l'indépendance locale ou régionale. Par contre, dans les pays du Nord, on suivait une foule de coutumes diverses, qui ne furent rédigées qu'à partir du treizième siècle, et c'est pourquoi ces pays étaient dits pays de droit coutumier.

 

La distinction Nord-Midi pourrait être poursuivie. Quoiqu'elle existât aussi dans le Midi, la féodalité y était bien différente de ce qu'elle était dans le Nord, plus brillante, plus tolérante et plus humaine. Les seigneurs du Midi, même les plus grands d'entre eux, tel Guillaume d'Aquitaine, ne dédaignaient pas de composer ces gracieux et subtils poèmes d'amour en langue d'oc que nous connaissons sous le nom de poésie des troubadours. Enfin, dans l'histoire de l'art médiéval, le nord et le Midi constituèrent deux foyers d'inspiration différente. Le premier en date des grands styles religieux, l'art roman, s'est répandu du Midi vers le Nord, alors que son successeur, l'art ogival ou gothique, s'est propagé du Nord vers le Midi. Mais cette distinction entre le Nord et le Midi rend mal compte de l'extrême diversité de la civilisation médiévale. C'est pourquoi il est bon peut-être de parler de quelques régions dont le rôle fut alors particulièrement important.

 

La Normandie avait été cédée au commencement du dixième siècle par Charles le Simple à Rollon, chef de pirates normands qui, selon l'usage, prêta serment de fidélité au roi de France, et dont les descendants devinrent ducs de Normandie. Il résulta de cette cession que l'autorité des ducs, moins disputée que ne l'était alors celle des autres grands féodaux, fut plus ferme que la leur. La Normandie fut bientôt, au point de vue de la justice, des finances, des forces militaires, le mieux administré des grands fiefs. C'est en partie pourquoi, en 1066, le duc Guillaume 1 er le Conquérant put se lancer dans sa singulière aventure qui aboutit à la conquête de l'Angleterre dont la célèbre tapisserie de Bayeux a immortalisé les principaux épisodes. Les compagnons du Conquérant venaient de diverses régions du continent, mais la plupart étaient bien entendu des Normands. Ceux-ci transportèrent en Angleterre leurs usages et leur langue, voisine du dialecte de l'Ile-de-France. D'où naquit toute une littérature française en Angleterre, à laquelle appartient la légende de Tristan et Iseut.

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