Le Moyen Age : Elément de civilisation La France Féodale |
Malheureusement, les effets de la conquête ne furent pas seulement d'ordre artistique et littéraire. Pendant quatre siècles, ils pesèrent lourdement sur les destinées des royaumes de France et d'Angleterre. Les Anglo-Normands étaient solidement installés à Caen, à Rouen. Leur maître était vassal du roi de France, ce qui compliquait les relations franco-anglaises, d'autant plus que le roi capétien dans sa petite île au milieu de la Seine fut d'abord moins puissant que son redoutable voisin. Ce n'est qu'au temps de Philippe Auguste, au commencement du treizième siècle, que les forces en présence commencèrent à s'équilibrer. La situation créée par la conquête de Guillaume fut encore aggravée, au siècle suivant, par une aventure d'un autre genre mais non moins singulière, dont l'enjeu fut cette fois toute la région du sud-ouest, l' Aquitaine, et l'héroïne la célèbre Eléonore ou Aliénor, fille du duc d'Aquitaine. Celle-ci épousa Louis VII, roi de France. C'était pour lui un beau mariage, avec une riche héritière, mais ce ne fut pas un bon mariage. Eléonore avait été élevée à la cour d'Aquitaine. Louis VII, surnommé le Jeune, n'était pas habitué aux mœurs des cours méridionales en général et à celles de sa femme en particulier. Une croisade, la deuxième, à laquelle ils prirent part ensemble ne contribua nullement à rétablir la paix entre les époux. Bref, ils se séparèrent. Eléonore reprit sa dot, et quelques mois plus tard, par dépit peut-être, elle épousa Henri Plantagenêt, comte d'Anjou, de Touraine et autres lieux, et qui, comble de malchance, devint roi d'Angleterre sous le nom d'Henri II. Le premier résultat fut que tout l'Ouest de la France actuelle, de la Normandie à la Gascogne, passa aux mains des Anglais. Le second fut presque un siècle de guerre entre les deux nations, notamment entre Philippe Auguste, roi de France, contre Henri II d'Angleterre, puis contre ses fils, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre. Par la force et par la ruse, car les scrupules ne l'arrêtaient pas, Philippe Auguste réussit à s'emparer de la Normandie, de l'Anjou, de la Touraine. Mais les Anglais étaient toujours en Aquitaine, et bien qu'il les eût vaincus à la guerre, l'honnête saint Louis les y laissa. Pendant une grande partie du Moyen Age la région du Sud-Ouest fut donc sous la domination anglaise. Les marchands de Bordeaux expédiaient leurs vins en Angleterre, ceux de Londres leur envoyaient en échange des tissus, et ces étroites relations commerciales et politiques paraissaient alors très avantageuses aux uns et aux autres. En réalité, si les Anglais avaient perdu plus tôt leurs possessions françaises, la France et l'Angleterre auraient évité bien des misères, notamment les affreuses souffrances de la guerre de Cent Ans. Voisine de l'Aquitaine, la région de Toulouse fut jusqu'au commencement du treizième siècle un des centres les plus brillants de la civilisation médiévale. Les comtes de Toulouse étaient de grands seigneurs, épris de faste et émancipés d'esprit. Ils furent accusés non seulement de tolérer, mais de favoriser l'hérésie albigeoise, ainsi nommée d'après Albi, ville du comté de Toulouse. Traditionnellement la région du Midi était d'orthodoxie incertaine. Juifs, Syriens, Grecs d'Asie Mineure y étaient assez nombreux, et peut-être y avait-il encore des vestiges des religions orientales, si populaires au déclin de l'empire romain. C'est un fait que la foi des Albigeois n'avait pas grand-chose à voir avec le christianisme. Ils croyaient en la transmigration des âmes, jusqu'à ce que celles-ci aient atteint un état de pureté parfaite, d'où le nom de Cathares, ou purs, donné à ces nouveaux manichéens. Les Albigeois rejetaient la plupart des sacrements de l'Église et toutes ses pratiques, le culte de la Vierge et des saints, le culte des reliques, l'octroi des indulgences, et ils provoquèrent des incidents regrettables. L'Église regardait tout ceci d'un très mauvais œil. Le comte de Toulouse fut excommunié par le pape et son comté frappé d' interdit. Cîteaux prit l'initiative d'une croisade contre les hérétiques. Les barons du Nord, voyant là une splendide occasion de pillage, se rendirent en masse à l'appel. Pendant vingt années, ce fut une effroyable tuerie, sans distinction de catholiques et d'hérétiques. La brillante civilisation méridionale disparut, anéantie par le fer et par le feu. La destruction fut si complète qu'il ne nous reste que quelques poèmes composés par les anciens troubadours. Cependant, Cîteaux est un des grands noms du Moyen Age français, et au point de vue de l'importance dans l'histoire du mouvement religieux, il ne le cède guère qu'à Cluny. C'est en Bourgogne que se trouvaient les illustres monastères de Cluny, de Cîteaux, et quelques-uns des grands sanctuaires où affluaient les pèlerins. Au douzième siècle, la Bourgogne fut presque la capitale religieuse du monde chrétien. On dit qu'au temps de la fête de sainte Marie-Madeleine, vénérée à Vézelay, la foule des visiteurs était si grande que beaucoup passaient la nuit sur la paille, dans les rues voisines de l'église. Une telle affluence ne pouvait manquer d'encourager le commerce, et les foires de Vézelay étaient alors aussi renommées que celles de Beaucaire, en Provence. Mais les grandes foires du Moyen Age étaient les foires de Champagne, région voisine de la Bourgogne et comme elle située dans une zone de communications faciles, par la vallée du Rhône, entre les pays du Nord et ceux du Midi. Elles se tenaient chaque année pendant la belle saison et successivement dans quatre villes de la province, y compris Troyes sa capitale, où des marchands venus de partout dressaient leurs tentes et étalaient leurs marchandises, draps de Flandre ou de Florence, cuirs d'Espagne, épices provenant du lointain Orient. Très bien policées et réglementées, les foires de Champagne occupèrent, jusqu'au temps de la guerre de Cent Ans, une place fort importante dans l'économie médiévale. L'Île-de-France , qui n'est pas une île, mais le nom donné à la région parisienne, était au début du Moyen Age le domaine royal. Au temps de Hugues Capet, vers la fin du dixième siècle, et des premiers Capétiens, ce domaine ne comprenait guère qu'une bande de territoire s'étendant à peu près de Beauvais au nord jusqu'à Orléans au sud. C'était bien peu de chose. Néanmoins les premiers Capétiens, simples rois féodaux, avaient de la peine à faire respecter leur autorité à l'intérieur même de leur seigneurie. Encore au commencement du douzième siècle, des barons la défiaient ouvertement. Louis VI, dit le Gros ou le Batailleur, passa une bonne partie de sa vie en d'obscures expéditions contre les donjons de l'Îe-de-France. Pourtant, grâce à leurs efforts, les Capétiens étendirent peu à peu leur autorité. Paris fut le berceau de la monarchie française. C'est là que le roi vivait, dans son modeste château fort appelé le Palais, à l'extrémité de l'île de la Cité, et c'est à deux lieues de là, dans l'église abbatiale de Saint-Denis, qu'il aurait un jour sa sépulture. Ainsi, la France monarchique s'est constituée par une sorte de lente et irrégulière cristallisation autour de Paris et de l'Île-de-France. Le royaume fut longtemps fait de pièces et de morceaux, au hasard des expéditions militaires, des mariages, des héritages qui réunissaient à la couronne telle ou telle région. Sans de revenir dans le détail sur l'histoire de ces rois, il est utile de rappeler quelque chose des grands événements qui eurent lieu sous le règne de deux ou trois d'entre eux. Ces développements intéressent l'histoire de la civilisation, et l'époque d'un certain roi est un moyen commode de les relier chronologiquement les uns aux autres. A la fin du onzième siècle, au temps de la première croisade et de la Chanson de Roland, commence la grande période de la France médiévale. La vie monastique fleurit, et avec elle se réveille la vie intellectuelle et artistique. On construit de belles églises de style roman, surtout dans les sanctuaires fréquentés par les pèlerins. Au milieu du douzième siècle, au temps de Louis VII le Jeune, si la civilisation reste encore rurale, les villes commencent à se développer. Sous l'influence des idées de chevalerie, les mœurs féodales s'adoucissent quelque peu. C'est l'époque où Chrétien de Troyes compose ses poèmes qui se rattachent à la légende arthurienne et aux chevaliers de la Table Ronde. Le règne de Philippe Auguste, à la fin du douzième siècle et au commencement du treizième, est une période de grands changements. Les villes, dont la population s'est accrue et qui sont conscientes de leur force nouvelle, obtiennent des concessions de leurs seigneurs, et parfois les imposent. Pour abriter les foules urbaines, on construit dans les villes des cathédrales d'un style nouveau, le style gothique. Au temps de Philippe Auguste, on est en train de bâtir Notre- Dame de Paris, la construction des cathédrales d'Amiens, de Reims est commencée. Le roi entoure d'une enceinte fortifiée sa capitale, qui s'étend maintenant sur les deux rives de la Seine. Les écoles parisiennes ont acquis une telle renommée que les étudiants y viennent en grand nombre, et avant la fin du douzième siècle Philippe Auguste fonde l'Université de Paris. Si l'on ajoute à cela les efforts victorieux du roi pour regagner les possessions françaises des rois d'Angleterre, on voit l'importance de son règne dans l'histoire de la France médiévale. Aussi scrupuleux que son grand-père Philippe Auguste l'était peu, Louis IX, roi de France au milieu du treizième siècle, a été canonisé par l'Église sous le nom de Saint Louis. Grâce à son fidèle Joinville, qui a écrit une Vie de Saint Louis, nous le connaissons mieux que les autres rois dont la personnalité est souvent perdue dans le grand anonymat du Moyen Age. Joinville a immortalisé la mémoire du saint roi qui rendait la justice à ses sujets à l'ombre du chêne de Vincennes, lavait les pieds des pauvres et lui disait un jour qu'il aimerait mieux avoir la lèpre que vivre en état de péché mortel. Tout cela est fort édifiant, et même si la justice et la charité de Saint Louis étaient bien impuissantes à soulager les grandes misères de son peuple, elles lui valurent une immense renommée dans toute la chrétienté. Le pieux roi fit bâtir la Sainte-Chapelle pour y abriter de précieuses reliques. Il laissa à son fils dë très honnêtes conseils de gouvernement. Pourtant, on sent que la société médiévale est déjà en proie à des dissensions croissantes, et quelques années après la mort du roi, peut-être prélude encore lointain aux discordes sociales de la guerre de Cent Ans, l'âpre et inquiétant Jean de Meung en dénonçait ,avec violence les abus dans la seconde partie du Roman de la Rose.
Une époque finit avec Saint Louis, celle des croisades. La première qu'il entreprit échoua misérablement - fait prisonnier par les Sarrasins, il dut payer une énorme rançon. La deuxième fut encore pire : en 1270, Saint Louis mourut de la peste à Tunis. Aux yeux de ses sujets, cette mort lui donna l'auréole du martyr.
Il y avait alors presque deux cents ans que de temps à autre on organisait une croisade. La première, la grande et la seule qui ait vraiment atteint son objectif, remontait à la fin du onzième siècle. La cause immédiate de cette première croisade fut, on le sait, les mauvais traitements infligés aux chrétiens par les Turcs, nouveaux maîtres du Saint-Sépulcre. Ces persécutions furent le thème habituel des prédications de Pierre l'Ermite qui entraînèrent les foules, après que le pape Urbain II eut proposé la croisade au concile de Clermont. Mais les causes profondes sont plus complexes. Les Sarrasins étaient encore en Espagne, et il était facile d'enflammer les populations contre l'Islam, le vieil ennemi toujours redouté. Les barons avaient le goût de la guerre, des combats, des grands coups d'épée, aussi le goût du pillage. Ils trouvèrent dans la croisade de quoi les satisfaire. Enfin et surtout, une extraordinaire ferveur religieuse animait tous ceux, grands et petits, qui prirent à travers l'Europe la route de Jérusalem. « Gesta Dei per Francos » (« Dieu agissant par le bras des Francs ») : longtemps les pays du Proche Orient confondirent Francs et Occidentaux, et non sans raison, car si la première croisade fut une expédition des pays d'Occident, beaucoup des croisés venaient des régions de la France actuelle, Normandie, Lorraine, Flandre, Aquitaine. Le premier corps des croisés, composé des humbles, des petites gens, fut anéanti dans les déserts de l'Asie Mineure. Plus lents à se mettre en marche, les corps des chevaliers, gens bien armés dont le métier était de faire la guerre, plus de deux ans après leur départ et après avoir grandement souffert, arrivèrent devant Jérusalem. La ville sainte fut prise d'assaut et sa capture suivie d'une effroyable tuerie. Femmes, enfants, tout y passa. Puis, pour remercier Dieu de leur victoire, les croisés tombèrent à genoux, élevant vers le ciel leurs mains ensanglantées. Telles étaient les mœurs du temps. Jérusalem délivrée, les croisés s'installèrent dans leur nouvelle conquête. Godefroi de Bouillon devint baron du Saint-Sépulcre. Le royaume chrétien d'Orient, divisé en principautés, fut organisé sur le modèle féodal. Pour la défense de ces principautés, on créa des ordres religieux-militaires. Sous la robe blanche ornée de la croix rouge de leur ordre, Templiers et Hospitaliers portaient le haubert des chevaliers. Ce sont eux qui firent construire ces puissantes forteresses féodales dont les ruines imposantes parsèment encore le paysage aride de l'Asie Mineure, notamment le célèbre krak des Chevaliers, bâti par les Hospitaliers.
C'est pour venir en aide aux établissements chrétiens toujours menacés que furent organisées les croisades postérieures. On essaya toute sorte de moyens, par voie de terre, par voie de mer, comme la quatrième croisade, celle de Geoffroy Villehardouin, qui partit de Venise et qui, étrangement détournée de son but, aboutit à la conquête de Constantinople. De même, on essaya diverses routes pour atteindre la Terre sainte. Saint Louis débarqua en Egypte, puis à Tunis. Rien n'y fit. Vers la fin du douzième siècle, Jérusalem tomba au pouvoir du sultan Saladin 1er, et cinquante ans plus tard la ville sainte passa aux mains des Turcs. Pour l'Occident chrétien et pour la France en particulier, les croisades eurent des conséquences fort importantes. Elles affectèrent à peu près tous les aspects de la vie du temps. Tout d'abord, beaucoup de seigneurs partirent pour la croisade et beaucoup ne revinrent pas. Le roi de France profita de leur absence pour étendre son pouvoir. Les bourgeois des villes en profitèrent aussi. Ayant besoin d'argent, les seigneurs en partance vendaient volontiers des franchises, des garanties aux bourgeois des villes, qui, devenus plus prospères, ne demandaient pas mieux que de les acheter. C'est ainsi que le départ des croisés causa un profond bouleversement dans l'ordre politique et social. Tout en transportant la féodalité occidentale dans les établissements chrétiens d'Orient, les croisés fixés « Outremer », comme on disait alors, adoptèrent rapidement les habitudes de vie des Orientaux. Cette vie était bien plus facile et agréable que celle qu'ils menaient dans leurs sombres châteaux d'Occident. Ils s'initièrent au luxe. Certes, les Templiers défendirent avec un grand courage leurs possessions constamment menacées ; mais en même temps ils s'enrichirent. Tout comme les Vénitiens, ils réalisèrent de gros profits en prêtant de l'argent aux Infidèles et aux Chrétiens, bien que l'Église n'approuvât pas le prêt à intérêt. De plus en plus, l'esprit de lucre remplaça l'esprit missionnaire des premiers croisés, de Pierre l'Ermite et de Gautier Sans Avoir. La soif de l'or, ou plutôt la soif de la terre poussa les barons à entreprendre le lointain voyage, soit individuellement soit en croisade. Constantinople, encore capitale de l'empire chrétien d'Orient, devint une proie plus tentante que le Saint Sépulcre. Ainsi, la quatrième croisade, entreprise au commencement du treizième siècle, aboutit à la conquête de Constantinople et à la fondation de principautés latines, non en Terre sainte, mais dans les Balkans. En tout cas, à la suite des croisades, des relations bien plus étroites et plus suivies s'établirent entre l'Occident et l'Orient chrétien. Quelque chose du luxe oriental parvint jusqu'aux donjons de l'Île-de-France. L'ameublement, jusqu'alors rudimentaire, s'améliora. L'Orient fournit des tapis, de belles étoffes, des armes richement ornées. Le château lui-même changea d'aspect. Ses défenses se multiplièrent, défenses que les croisés avaient rencontrées en Orient et dont ils connaissaient bien l'efficacité. La première grande œuvre de langue française, la Chanson de Roland, est en fait la chanson de la croisade. Dans la sculpture des églises, dans le dessin des vitraux, on trouve de nombreux motifs de décoration qui proviennent de manuscrits et de tissus orientaux. Cette influence orientale n'était évidemment pas nouvelle. L'Occident était depuis longtemps en contact avec l'Orient, et, par les pèlerins d'Espagne et de Terre sainte, avec le monde arabe. Mais les croisades rendirent ce contact plus étroit. C'est au début du douzième siècle, par exemple, que l'usage des chiffres arabes commença à se répandre. On employait jusqu'alors les chiffres romains, bien peu pratiques pour les calculs. Il suffit pour s'en rendre compte d'additionner des nombres aussi simples que XXIV et XIII… Bref, le contact entre deux civilisations si différentes, s'il n'eut pas que de bons effets - on dit que la lèpre fut rapportée d'Orient par les croisés - fut sans doute le principal résultat des croisades. |