Le Moyen Age : Elément de civilisation
Troisième partie

La Société au Moyen Age

Les auteurs du Moyen Age distinguaient volontiers trois groupes dans la société de leur temps : oratores, ceux qui prient, bellatores, ceux qui combattent, laboratores, la foule de ceux qui travaillent. Cette distinction n'est évidemment pas absolue. Il y avait des moines-chevaliers, et les bourgeois des milices urbaines portaient les armes, même s'ils s'en servaient peu. Cependant, dans l'esprit des gens d'autrefois, elle répondait à une espèce d'ordre social établi par la Providence.

 

1°) Oratores  : ceux qui prient :

 

Jusqu'au douzième siècle, les villes furent peu nombreuses et surtout peu importantes. La plupart, anciennes villes gallo-romaines plus ou moins ruinées par les invasions, avaient pour seigneur leur évêque, qui avait acquis et conservé le pouvoir, même aux temps barbares, grâce au prestige dont jouissait l'Église et à la crainte qu'elle inspirait. C'est ainsi que le clergé avait pris sa place dans l'ordre féodal. L'évêque avait des vassaux, exerçait droits et prérogatives attachés à son évêché. Parfois même, il se rapprochait un peu trop, par ses habitudes et par ses goûts, des barons féodaux. La tapisserie de Bayeux nous montre, par exemple, l'évêque de la ville combattant à la bataille d'Hastings, armé non d'une épée - son état lui interdisant de répandre le sang - mais d'une massue, qui n'en répandait pas.

L'évêque jouissait dans sa ville d'une très grande autorité. Il avait son propre tribunal, l'officialité, qui jugeait non seulement les procès où figuraient des « clercs » - c'est-à-dire les membres du clergé - et ceux qui leur étaient assimilés, veuves et orphelins par exemple, mais même les causes intéressant les sacrements, notamment les cas de nullité de mariage. Chaque évêché avait son école, et ce n'est qu'après la fondation de l'Université que les écoles parisiennes s'affranchirent de la domination de l'archevêque.

.L'évêque et les chanoines qui formaient le chapitre, l'assemblée, de sa cathédrale étaient recrutés d'ordinaire dans les familles féodales. Par contre, prêtres et desservants des campagnes étaient d'humble origine, et leur vie différait peu de celle des paysans. Ils savaient lire, plus ou moins, et cela leur conférait une rare distinction.

Evêques et curés des villes, prêtres et desservants des campagnes, constituaient le clergé séculier, puisqu'ils vivaient dans le monde, « dans le siècle », comme on disait alors. Le clergé régulier, lui, se composait de ceux qui, appartenant à un ordre religieux, étaient soumis à une règle monastique. Ces moines, nombreux au Moyen-Age, furent d'abord des moines bénédictins, qui vivaient en commun dans un monastère bâti à la campagne, entouré de ses champs, de ses vignes et de ses bois. Le monastère avait ses travailleurs du sol qui lui payaient redevances, ses revenus provenant de la vente des produits de la terre. C'était en fait une espèce de seigneurie, tant il est vrai que l'ordre féodal pénétrait alors toutes les institutions.

Les onzième et douzième siècles furent l'époque de la puissance et de la splendeur de la grande abbaye de Cluny, en Bourgogne. Comme ils appartenaient à des familles féodales, les moines de Cluny laissaient à d'autres le travail manuel, la culture du sol. La règle de saint Benoît était une règle sévère, imposant le silence, et presque toute l'activité des moines de Cluny était consacrée au service divin. Mais il y a diverses manières de servir Dieu. Les moines de Cluny avaient le goût des belles choses, des belles églises, de la belle musique. Les monastères clunisiens se multiplièrent bientôt en France et dans l'Occident chrétien, notamment dans les lieux, ou sur la route, des grands pèlerinages du temps. C'est ainsi que Cluny contribua grandement à la diffusion de l'art roman. Beaucoup des grandes églises romanes sont des églises de sanctuaires, construites sous l'égide d'anciens monastères clunisiens.

On ne peut pas plaire à tout le monde, Les belles églises ne plurent pas à saint Bernard, qui jugeait tout ce luxe peu conforme à l'idéal chrétien de pauvreté et d'humilité. Inévitablement, les monastères clunisiens s'enrichissaient. De grands et puissants seigneurs leur faisaient des dons, s'y retiraient parfois au déclin de l'existence, et à leur mort laissaient au monastère une partie au moins de leur héritage. Avec la prospérité, la règle se relâchait. Tout doucement, Satan s'introduisait dans le cloître. Saint Bernard l'en chassa.

Dans la première moitié du douzième siècle, saint Bernard se retira à Cîteaux, où la règle bénédictine avait été rétablie dans toute sa rigueur, et il devint plus tard abbé de Clairvaux, en Champagne. Là, plus de belles églises ni de belle musique, ni de bon vin des vignes du Seigneur. De l'eau à peine rougie, des légumes cuits à l'eau, des vêtements grossiers et un travail pénible dans les champs du monastère. Même si une bonne partie du travail fut l'œuvre des frères convers, qui occupaient une place de moindre importance dans la hiérarchie monastique, il n'en reste pas moins que les cisterciens contribuèrent au défrichement et à la mise en culture de terres nouvelles dont, vu l'état de la technique agricole, le pays avait alors grand besoin.

Bien que leurs activités aient été différentes, clunisiens et cisterciens vivaient éloignés du monde. Or, au douzième siècle, en raison du développement des villes, la civilisation, de rurale qu'elle était, tendit à devenir urbaine. Les monastères au fond des campagnes cessèrent d'être les grands centres d'activité économique, intellectuelle et artistique. D'autre part, l'hérésie albigeoise montrait la nécessité, pour l'Église, de reconquérir par la prédication les populations égarées. De là la création à Toulouse, par l'Espagnol saint Dominique, de la première maison des dominicains, appelés aussi « frères prêcheurs ». Vers la même époque - le commencement du treizième siècle - le bon saint François d'Assise fondait son ordre, celui des « frères mineurs », des franciscains. Vêtus d'une robe grise, une corde à nœuds autour de la taille - d'où le nom de cordeliers qu'on leur donna – les franciscains vivaient, comme les dominicains, mêlés à la population urbaine. Parlant la langue du peuple dont ils partageaient les sentiments, les aspirations et les craintes, faisant constamment appel à sa sensibilité, les nouveaux moines exercèrent par leur prédication une profonde influence. Le développement au treizième siècle du culte de la vierge Marie, Mère toujours indulgente et inclinée au pardon des fautes de la pauvre humanité, est en partie au moins l'œuvre des prédicateurs, et bien plus encore sans doute, vers la fin du Moyen-Age, l'immense pitié pour les souffrances du Christ, le Christ de la Passion.

En ces siècles de foi, la religion occupait une grande place dans la vie des hommes. Même si les terreurs inspirées par la crainte que le monde allait finir en l'an mille ne sont guère qu'une légende, l'idée de la fin du monde, suivie du jour terrible du Jugement dernier, hantait les esprits. On redoutait les châtiments de l'enfer peut-être encore plus qu'on ne désirait les joies du paradis. L'imagination des sculpteurs du Moyen Age est inépuisable quand il s'agit de représenter les supplices qui attendent les réprouvés : d'affreux démons leur arrachent la langue, les yeux, la barbe, les précipitent la tête la première dans des chaudières bouillantes, au milieu d'un grouillement de serpents et de crapauds. Ce serait pourtant une erreur de croire que le sentiment religieux ait été fait seulement de crainte. Il était fait aussi d'amour, de pitié, de charité, et en ces temps si durs la charité était une vertu admirable.

Entre l'homme chétif et Dieu justicier était la douce figure de la vierge Marie, toujours prête à plaider la cause de l'humanité souffrante. Elle occupe une place d'honneur dans les grandes cathédrales, et beaucoup d'entre elles portent son nom, Notre-Dame de Chartres, Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de Reims. D'autres églises et cathédrales étaient placées sous l'invocation d'un saint dont le culte était d'ordinaire plus local, parfois aussi plus spécialisé si l'on ose dire, puisqu'on s'adressait à tel ou tel saint dans telle ou telle circonstance : saint Lazare était le patron des lépreux, Saint Antoine guérissait l'ergotisme, appelé aussi le mal des ardents et causé par la consommation de seigle avarié et qui causait la gangrène, Saint Roch protégeait de la peste.

 

Les reliques d'un saint personnage attiraient les foules, et les églises, surtout les monastères, les recherchaient avec avidité. Un moine de Vézelay, dit-on, serait allé jusqu'à Aix ravir les ossements de sainte Marie-Madeleine qui firent au douzième siècle la renommée de l'abbaye. Au péril de sa vie, un autre moine réussit à ramener à Conques les restes de la jeune Sainte Foy, martyrisée au quatrième siècle. Chartres avait son puits miraculeux et sa statue de « la Vierge devant enfanter ». Les pèlerins venaient parfois de loin à ces sanctuaires. D'autres, en route pour une destination plus lointaine, s'arrêtaient au passage. Le chemin du grand pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, en Espagne, était jalonné de sanctuaires. C'est pour les pèlerins qu'ont été construites bien des églises romanes, et certains disent que la Chanson de Roland a pris corps le long de la route qui, par les Pyrénées, menait à Saint- Jacques.

 

L'âme médiévale était bien éloignée du positivisme moderne. Pour elle, le monde visible n'était qu'une forêt de symboles du monde invisible, chaque objet matériel avait un sens spirituel caché, et tous étaient liés les uns aux autres par de mystérieuses correspondances. Le miracle, cette intervention soudaine du divin dans l'ordre naturel, était chose commune, acceptée, anticipée. Tel pauvre moine, dans sa cellule, se réveillait tous les matins avec le diable au pied de son lit. Les nombres occupaient une grande place dans l'harmonie universelle : trois était le nombre divin, celui de la Trinité, des trois vertus théologales - la foi, l'espérance et la charité ; quatre était le nombre naturel, celui des quatre éléments, des quatre âges de l'homme, des quatre vertus morales - la force, la justice, la prudence et la tempérance ; sept, celui des sept planètes, des sept notes de la musique, des sept péchés capitaux, etc. La position et l'ordre des statues dans les cathédrales, l'ordonnance des vitraux, l'architecture elle- même suivent les règles de ce symbolisme compliqué dont tous les détours ne sont pas encore complètement connus.

Page 4