Le Moyen Age : Elément de civilisation
Troisième partie

La Société au Moyen Age

2°) Bellatores  : ceux qui combattent :

 

Nous entrons ici dans un monde nouveau, celui des barons, un monde où, au commencement surtout, la violence est maîtresse.

Jusqu'au milieu du onzième siècle, les barons vivaient dans des « lieux forts » : au milieu, une grosse tour de bois, le donjon, construit sur un monticule et enfermé dans une enceinte de palissades entourée de fossés. Bientôt le bois, trop exposé à l'incendie par l'assiégeant, fut remplacé par la pierre. Le donjon subsista, mais cessa d'être la demeure du seigneur et des siens, qui préférèrent vivre dans un bâtiment plus confortable, à l'intérieur d'un quadrilatère de hauts murs protégés par des tours d'angle. Il ne fut plus qu'une forteresse, symbole de la puissance seigneuriale et dernier réduit des défenseurs. La base du donjon était formée de solide maçonnerie, avec des murs de dix ou quinze pieds d'épaisseur, la porte d'accès était située à une grande hauteur, et chaque étage pouvait être défendu séparément. Au temps des croisades, les défenses se multiplièrent. Le donjon, d'abord carré, prit au treizième siècle une forme circulaire, de façon à ce que l'ennemi ne pût en miner un des angles et causer ainsi son effondrement. Avec les machines de guerre du temps, un château bien approvisionné et défendu résolument ne pouvait guère être pris que par surprise, ou après un long siège.

Le seigneur et sa maison, parents, amis, serviteurs, menaient là une vie dont la rudesse nous étonne. Les meubles étaient rares, grossiers, et les conforts les plus élémentaires faisaient gravement défaut. La grande distraction du seigneur, la chasse, était une nécessité autant qu'un plaisir - elle fournissait de viande sa maison - et il aimait la chair des animaux sauvages, cerfs et sangliers, et surtout peut-être les oiseaux, le paon surtout, oiseau noble par excellence, que nous considérons maintenant comme un ornement plutôt que comme un comestible.

On employait alors beaucoup d'épices et de condiments, et les mets servis au seigneur et aux siens étaient si fortement assaisonnés qu'on a dit que ces gens devaient avoir l'estomac fait de mailles de fer, comme leur haubert. Les mets liquides étaient servis dans une écuelle, qu'on partageait avec un autre convive ; les solides, sur des tranches de pain, et, les fourchettes étant inconnues, on les mangeait avec ses doigts. Tout cela était d'une très grande simplicité.

Au château, les distractions sont rares. On reçoit parfois des visiteurs, ou quelque jongleur vient raconter ses histoires, mais les heures paraissent souvent longues. Le grand plaisir du baron est de faire la guerre, d'entreprendre une expédition armée plus ou moins lointaine, soit de sa propre initiative soit à l'appel de son suzerain. Ses armes sont l'épée et la lance. Alors qu'au début du Moyen Age, il descendait de cheval pour combattre, au onzième siècle il combat à cheval, et son corps est protégé par une chemise de mailles de fer, le haubert, qui lui enserre également la tête, protégée par le heaume. La statuaire des cathédrales représente le chevalier ainsi vêtu, même lorsqu'il s'agit de Saint Georges ou de Saint Théodore, comme à Chartres. En somme, et bien que la guerre soit une occupation dangereuse, le baron est protégé par ses armes défensives ou par les solides murailles de son château. Un des pires malheurs qui puissent lui arriver est d'être capturé par son adversaire, qui le garde prisonnier jusqu'à ce qu'il ait payé rançon. Les paysans souffrent bien plus que lui de la guerre. L'habitude est de dévaster : le fief de l'ennemi, de brûler les récoltes, d'incendier les maisons. L'Église elle-même, malgré la crainte qu'elle inspire, n'échappe pas aux fureurs des hommes d'armes. Sanctuaires et monastères ne sont pas toujours épargnés. Au cours d'une expédition contre Thibaut, comte de Champagne, le roi Louis VII le Jeune ordonna de mettre le feu à une église où s'étaient réfugiés les habitants de Vitry. Treize cents périrent dans les flammes. A la suite de quoi, terrorisé par l'énormité de son crime, il partit pour la croisade. Trop souvent, l'homme de guerre du Moyen Age, homme fort impulsif, ne peut résister à l'exaltation de détruire, à la joie de tuer. Puis, bourrelé de remords, il s'impose les plus austères pénitences.

D'ailleurs, l'Église veille, et elle a souvent la main lourde. Au début du treizième siècle, le pape lança l'anathème contre Raimond VI, comte de Toulouse, accusé de favoriser l'hérésie albigeoise. Le légat qu'il envoya pour assurer l'exécution de la sentence fut assassiné par un écuyer du comte, désireux sans doute de plaire à son maître. A la suite de quoi le haut et puissant comte de Toulouse fut contraint de se présenter devant l'église de Saint-Gilles, en Provence. Fouetté de verges, « nu et flagellé », il dut descendre dans la crypte où reposait la dépouille mortelle de sa prétendue victime, bien que sa responsabilité personnelle n'eût pas été établie.

Les barons étaient trop attachés à leur droit de guerre privée pour qu'il fût possible de les en priver. L'Église, qui souffrait aussi des violences féodales, réussit pourtant à le limiter. Vers le milieu du onzième siècle, un concile fixa la durée de la « trêve de Dieu » : la guerre était interdite aux époques des grandes fêtes religieuses, et aussi de jeudi à dimanche, jours de la semaine correspondant à la période qui s'étendit de la Passion jusqu'à la Résurrection. Instituant ainsi la trêve de Dieu, l'Église s'adressait au sentiment religieux du baron féodal. Par la chevalerie, elle fit appel à un sentiment presque aussi fort, à sa fierté, à son orgueil.

Célébrer par une cérémonie le moment où l'adolescent atteignait l'âge de porter les armes était un très ancien usage. L'Église sanctifia cet usage d'abord païen. Au douzième siècle, le jeune écuyer qui aspire à entrer dans l'ordre de la chevalerie doit accomplir certains rites de caractère religieux - la veillée des armes dans la chapelle du château, la confession, la communion - puis il jure d'observer le code du chevalier, de défendre les faibles de respecter la femme, de protéger la veuve et l'orphelin. Le blâme, sinon le mépris de ses pairs assure le respect de ces engagements. Le vassal félon était celui qui manquait à ses obligations envers son suzerain ; le chevalier félon était celui qui manquait à ses obligations de chevalier - et l'un ne valait pas mieux que l'autre. La chevalerie a donc introduit chez ceux qui combattent des valeurs morales nouvelles. C'est par elle que le sentiment de l'honneur et de la courtoisie, avec ses insuffisances et ses lacunes, est devenu de tradition dans la société nobiliaire.
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