Le Moyen Age : Elément de civilisation
Troisième partie

La Société au Moyen Age

3°) Laboratores  : ceux qui travaillent :

 

Au Moyen Age, les vilains étaient les habitants des campagnes. Le sens dans lequel le mot est maintenant employé en dit long sur la façon dont on considérait alors le paysan. Les auteurs nous le décrivent comme un être grossier, au teint noir, à la barbe hirsute, aussi repoussant au moral qu'au physique. Il est sournois, hostile. « Poignez vilain, il vous oindra ; oignez vilain, il poindra », disait-on. Ces vilains toutefois ne sont plus des serfs. Ils sont attachés à la seigneurie, c'est vrai, mais leur droit aux lopins de terre qu'ils exploitent est presque un droit de propriété, transmissible à leurs descendants. Il y a même des paysans aisés, surtout vers la fin du Moyen Age, ceux qu'on appelle les laboureurs. Mais la plupart vivent misérablement. Outre le cens, loyer de la terre qu'ils doivent payer au seigneur, ils sont soumis à toute sorte de redevances, surtout en nature, car l'argent est si rare qu'on ne peut exiger d'eux ce qu'ils n'ont pas. Sous le nom de dîme et de champart, une partie des récoltes va à l'Eglise ou au seigneur ; les banalités obligent le paysan à employer le pressoir ou le moulin seigneurial, moyennant redevance bien entendu ; la corvée l'oblige à travailler à l'entretien du château et des chemins de la seigneurie.

Le pire est que ces récoltes, qu'il doit partager avec tant d'autres ou plutôt leur distribuer, sont d'une pauvreté désespérante. Les méthodes de culture étant fort primitives, le sol s'épuisait vite. Après une ou deux récoltes, il fallait le laisser reposer pendant une année, et cette pratique de la jachère, comme on l'appelle, laissait constamment inutilisé un tiers ou la moitié des terres labourables. Les engrais, qui auraient augmenté la productivité, étaient peu employés, car le bétail était rare : comment le nourrir pendant l'hiver, alors que les hommes avaient à peine de quoi manger ? Les seuls animaux un peu nombreux étaient les porcs, qui vivaient de la forêt, notamment des glands du chêne.

 

Quelques-unes des plus faciles et des plus productives parmi nos cultures actuelles étaient alors inconnues, par exemple celles de la pomme de terre et du haricot, qui viendront plus tard d'Amérique. Ce que les paysans essayaient alors de faire pousser et ce dont ils se nourrissaient, c'étaient les céréales, surtout le seigle et l'avoine, le blé étant alors un luxe, et aussi la vigne qu'on cultivait partout, même à Paris. Pendant des siècles, jusqu'au dix-huitième, la pénurie des subsistances fut un des facteurs qui contribuèrent à limiter la population du pays, laquelle, à part quelques périodes de grands malheurs, semble avoir oscillé entre des limites assez étroites, peut-être entre douze et seize millions.

Au douzième siècle pourtant, à la suite d'une pacification relative et de la mise en culture de terres nouvelles, il y eut un accroissement notable du nombre des habitants du royaume. La vie des paysans devint un peu plus tolérable, et surtout les villes entrèrent dans l'histoire.

 

Si les vilains étaient les habitants des campagnes, on appelait bourgeois les habitants des villes. Même si ces dernières se développèrent à partir du douzième siècle, on ne saurait les comparer, au point de vue de la population , à nos villes modernes. Une agglomération d'une dizaine de milliers d'habitants était alors considérée comme importante. La cathédrale de Chartres, qui, il est vrai, était un lieu de pèlerinage, aurait sans doute pu abriter toute la population de la ville.

A part quelques représentants de l'autorité, gens de justice et autres, et aussi, hélas, la foule des miséreux, de ceux qui mendiaient au coin des rues ou à la porte des églises, les bourgeois étaient surtout les gens des métiers. Alors que dans notre société production et commerce sont presque toujours séparés, au Moyen Age ils se confondaient souvent et l'artisan vendait lui-même les produits qu'il fabriquait. Dans bien des villes de France, des noms de rues rappellent qu'autrefois les gens d'un certain métier se trouvaient dans ces rues - rue des Orfèvres, rue au Lin, rue des Lombards, ces derniers étant les changeurs et aussi les prêteurs d'argent à une époque où la variété des monnaies était grande et où le prêt à intérêt était regardé avec défaveur par l'Église.

Bien que le travail libre existât et que l'organisation corporative fût inconnue dans certaines villes importantes, artisans et commerçants exerçant un même métier étaient généralement groupés en corporations, celles des drapiers, celle des bouchers, celle des orfèvres, etc. Chacun des métiers jurés, comme on disait alors, avait son organisation et ses règlements dont le but était d'éviter la concurrence en assurant une égalité complète, quant aux matières premières et aux procédés de fabrication, entre tous les membres de la corporation.

Le système peut paraître propre à décourager toute initiative individuelle, mais il faut tenir compte de ce qu'était alors l'économie, presque toujours une économie fermée, locale ou tout au plus régionale. Il importait donc de contrôler la production et la vente de façon à ce que la ville eût tous les produits dont elle avait besoin, sans surplus dont il aurait été difficile de disposer. Des villes, il est vrai, devaient leur prospérité à un certain produit. Amiens, par exemple, devait la sienne à un produit employé dans la teinture des étoffes et qui était l'objet d'un commerce actif en dehors de la ville. Mais ces villes constituaient en somme l'exception.

Le travail lui-même était soigneusement réglementé. A la tête, les chefs des métiers, les maîtres, dont les représentants élus dirigeaient les affaires de la corporation. Chacun des maîtres était un artisan qui travaillait avec l'aide de quelques ouvriers appelés compagnons, et un nombre encore plus limité d 'apprentis , jeunes garçons qui étaient censés apprendre le métier sous la direction du maître. Le maître était le chef de cette famille plus ou moins unie. Les compagnons vivaient chez lui, « à son feu et à son pot », et les apprentis servaient souvent à faire les courses de la maîtresse du logis, laquelle ne les traitait pas toujours avec une douceur maternelle.

Les heures de travail étaient longues, de l'aube au crépuscule. Elles dépendaient donc de la saison. Les horloges étant inconnues, les activités de la journée, comme les prières, étaient réglées par les cloches des églises. On mesurait les heures de la nuit par des procédés assez approximatifs, le nombre des chandelles consumées par exemple. Réveillé en sursaut par un confrère, frère Jacques sonnait les matines, et les autres sonneurs sonnaient après lui. La journée de travail commençait d'ordinaire à « prime » pour se terminer à « vêpres », de six heures du matin à six heures du soir. En été, elle était plus longue encore. Il faut dire d'ailleurs que le nombre des jours chômés était si grand que les ouvriers eux-mêmes s'en plaignaient. Fêtes religieuses, fêtes corporatives, enterrements, réjouissances publiques, plus les dimanches, tout cela faisait que les ouvriers ne travaillaient guère que la moitié de l'année. Et pas de congés payés, bien entendu.

A côté de ses peines, la vie corporative avait aussi ses joies. Les membres d'un même métier formaient une confrérie, placée sous la protection d'un saint patron, laquelle s'occupait d'œuvres charitables - aumônes aux malades et aux « pauvres honteux », les S.D.F. de l'époque - et aussi de plaisirs et distractions, notamment, vers la fin du Moyen Age, de la représentation des mystères. La confrérie possédait son église ou sa chapelle, figurait fièrement dans les processions, dans les fêtes données en l'honneur d'une visite royale. La cathédrale de Chartres, notamment, a de fort beaux vitraux donnés par les métiers de la ville, depuis les riches drapiers jusqu'aux tailleurs de pierre.

 

Sans atteindre à la puissance politique des grands métiers de Florence, les corporations occupèrent donc une place considérable dans la France médiévale. Avec ses métiers bien organisés, solidaires les uns des autres malgré des rivalités inévitables, la ville se sentit bientôt assez forte pour tenir tête à son seigneur, résister à ses exigences. Les pourparlers qui s'engagèrent alors entre les bourgeois et leur seigneur aboutirent dans la plupart des cas à un accord. En échange d'une somme d'argent et la promesse de payer des taxes dont la nature et le montant fut fixé avec précision, le seigneur accordait une charte à la ville, une espèce de constitution qui définissait les droits et obligations réciproques. Bien des seigneurs conclurent des arrangements de ce genre avant de partir pour la croisade, car c'était un moyen de financer leur expédition. Mais il y eut aussi des résistances, surtout lorsque le seigneur de la ville était un homme d'Église, moins pressé d'argent. Et les bourgeois étant à l'occasion aussi violents que leur maître, plus d'une fois les choses se gâtèrent. Au commencement du douzième siècle, les habitants de Laon se révoltèrent contre leur évêque, lui fendirent la tête d'un coup de hache, puis mirent le feu à la cathédrale. Dix ans plus tôt, les bourgeois de Vézelay avaient, pour des raisons analogues, massacré leur abbé.

Les bourgeois de certaines villes, Laon, Amiens et autres, réussirent à se substituer, pour ainsi dire, à leur propre seigneur. A la tête de cette seigneurie urbaine, la commune, dont le beffroi symbolisait la puissance féodale, étaient des magistrats élus, le maire et les échevins. La ville avait ses vassaux, ses taxes, sa justice, son armée même, la milice bourgeoise. Dans l'ensemble, ces essais de démocratie urbaine ne furent pas heureux. Déchirée par des rivalités, par des factions, la commune eut souvent une existence fort peu paisible, jusqu'au jour inévitable où le roi intervint pour rétablir l'ordre, et remplaça maire et échevins par des agents royaux, baillis et prévôts, tous gens qui ne badinaient pas.

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