Le Moyen Age : Elément de civilisation
Troisième partie

Paris - L'Université

Vers la fin du douzième siècle, au temps de Philippe Auguste, Paris avait peut-être deux cent mille habitants, ce qui faisait d'elle une ville énorme pour l'époque. Le roi l'entoura d'une enceinte haute de trente pieds, défendue par plus de soixante tours et dont il reste encore quelques rares vestiges. De sombres forteresses défendaient les rives de la Seine, particulièrement l'accès à l'île de la Cité, le Châtelet par exemple, avec ses affreux cachots, qui était la résidence du prévôt royal dont la justice était si redoutée. La Bastille, qui protégera Paris du côté de l'est, ne sera construite qu'un siècle plus tard ; mais à l'autre extrémité, Philippe Auguste avait bâti l'ancien Louvre, château fort dont on peut voir de magnifiques vestiges dans une partie souterraine de l'actuel musée.

Etranglé ainsi dans son enceinte de murailles, Paris était surpeuplé. Les maisons s'entassaient, s'accrochaient partout, aux remparts, aux églises, aux rares ponts de la ville. Le Paris populaire était un labyrinthe de rues étroites et tortueuses, dont les principales, la rue Saint-Denis par exemple, qui allait du Châtelet à la Porte Saint-Denis, avaient à peine vingt pieds de large. Les places n'étaient que des carrefours. La plus connue, la place de Grève - maintenant place de l'Hôtel de Ville - était grande comme un mouchoir de poche. Philippe Auguste avait fait paver quelques rues, construire quelques égouts, mais tout cela était bien peu de chose. Les Gallo-Romains avaient eu l'heureuse idée de bâtir leurs villes sur le flanc d'une colline, de sorte qu'une pluie d'orage en nettoyait plus ou moins les rues. Rien de tel à Paris, où les immondices s'accumulaient, le service de la voirie étant pratiquement inexistant. L'eau de la ville était celle de la Seine, et même si Philippe Auguste fit amener cette eau de Belleville, elle n'offrait pas toutes les garanties de salubrité désirables. Avec une population en grande partie sous-alimentée, les épidémies faisaient d'effrayants ravages.

On divisait alors Paris en trois zones : au centre, la Cité - l'île du Palais et de Notre-Dame - la Ville sur la rive droite, et l'Université sur la rive gauche. Les bords de la Seine étaient alors le théâtre d'une grande activité. La plupart des produits nécessaires à la vie urbaine - grains, viande, vin, bois, fourrages - arrivaient sur les bateaux plats des Marchands de l'eau parisiens. Ces derniers formaient une association marchande - une ghilde, comme on disait pour les distinguer des corporations de métiers - qui possédait le monopole du commerce fluvial. Les armes actuelles de Paris, représentant un navire voguant sur une eau agitée avec la devise latine : Fluctuat nec mergitur - « Il est battu par les flots, mais il ne sombre pas » - sont celles de l'ancienne association des Marchands de l'eau parisiens.

Les berges de la Seine n'avaient pas de quais, et les marchandises étaient débarquées sur la grève, d'où le nom de place de Grève. Près de là étaient installés les bouchers parisiens qui, faute d'abattoirs, tuaient les animaux dans les rues voisines. C'est Philippe Auguste qui fit construire les premiers bâtiments couverts à l'emplacement des Halles du Paris moderne. A côté du marché se trouvait le lugubre cimetière des Saints-Innocents, bordé de ses charniers où s'entassaient les ossements des anciens morts pour faire place aux nouveaux. Cette horreur ne disparaîtra qu'au dix-huitième siècle. Notre civilisation s'efforce de cacher les laideurs de la vie et de la mort. Le Moyen Age les acceptait telles quelles.

La plupart des métiers étaient groupés sur la rive droite, particulièrement dans le voisinage du fleuve. A Paris, existaient six grands métiers - drapiers, merciers, pelletiers, épiciers, changeurs, orfèvres - qui avaient néanmoins une grande influence sur la vie municipale. Dans les rues commerçantes, le rez-de-chaussée des maisons était occupé par une boutique, souvent sous une arcade ou dans une galerie, les « maisons à piliers » du Moyen Age. Le devant de la boutique était clos la nuit d'un lourd auvent de bois qu'on abaissait pendant la journée et qui servait ainsi de comptoir. Tant pis si l'auvent empiétait sur la rue, déjà trop étroite et où les maisons n'observaient qu'un alignement très approximatif. Pas de trottoirs, bien entendu. Le fossé d'écoulement des eaux, si on peut l'appeler ainsi car les eaux ne s'écoulaient guère, était situé au milieu de la rue, de sorte qu'en cas d'orage les passants étaient obligés de frôler la façade des maisons, au risque de recevoir n'importe quoi sur la tête, y compris les lourdes enseignes peintes qui se balançaient à tous vents. L'usage des numéros dans les rues ne date que du début du siècle dernier. Durant des siècles, ces enseignes servirent à identifier les maisons d'une certaine rue.

Les bourgeois de Paris se disaient bourgeois du roi, et à ce titre réclamaient certains droits et privilèges. Les droits de justice étaient néanmoins partagés entre diverses autorités, agents royaux, autorités ecclésiastiques et seigneuriales. Dans une ville où les misères étaient si grandes et que les œuvres de charité ne soulageaient que bien peu, vagabonds, mendiants, criminels même étaient légion. La police royale et celle des métiers parisiens, ce qu'on appelait le guet, ne pouvait assurer la sécurité, pas plus d'ailleurs que les supplices et exécutions publiques, place de Grève ou ailleurs. Le cadavre des suppliciés restait indéfiniment pendu au gibet de Montfaucon, pour servir d'exemple aux autres.

La rive gauche, - « Outre-Petit-Pont », comme on disait, - était le quartier des. écoles. L'enseignement au Moyen Age suivit le mouvement général de la civilisation. Au début, toute vie intellectuelle était concentrée dans les monastères bénédictins. Puis les écoles fleurirent dans les villes épiscopales, à Laon, à Chartres, à Orléans.

A l'aube du douzième siècle, les écoles parisiennes étaient celles de l'archevêché, ou plutôt du chapitre de Notre-Dame. Paris s'accrut. Les écoles, jusque-là situées dans le cloître Notre-Dame, devinrent insuffisantes. Les maîtres manquaient. Le chapitre accorda donc la « licence » d'enseigner à des maîtres qui, passant le Petit-Pont, s'installèrent sur la rive gauche, au flanc de la colline appelée Montagne-Sainte-Geneviève.

 

Le verbe s'installer pourrait prêter à erreur. En fait, ils se logèrent comme ils purent, eux, leurs élèves et leurs classes, louant une chambre ici, y faisant leurs cours, ou bien dans la rue, sous le porche d'une église. Néanmoins ces écoles prospérèrent, surtout après que la renommée d'Abélard eut amené une foule d'étudiants dans la capitale. Suivant la tendance alors universelle à l'association, au groupement professionnel, maîtres et élèves formèrent une sorte de corporation qui prétendit se gouverner elle-même, avoir ses propres statuts, droits et immunités, notamment au point de vue de sa juridiction. Telle est l'origine de l'Université de Paris, fondée officiellement par Philippe Auguste vers la fin du douzième siècle. Et toute l'histoire de l'Université de Paris au Moyen Age est pleine de conflits entre elle et l'archevêque, le prévôt royal, l'abbaye voisine de Saint-Germain-des-Prés, qui avait des prétentions sur le Pré-aux-Clercs, le long de la Seine. Il y eut d'homériques batailles entre moines et étudiants.

Quelques étudiants étaient riches - ils se faisaient accompagner lorsqu'ils allaient à leurs cours d'un serviteur portant leurs livres - mais la plupart étaient pauvres et ne mangeaient pas souvent à leur faim. Certains tournaient mal, faisant pour exister les métiers les moins avouables. Les étudiants se groupaient pour s'aider les uns les autres, par Nations, selon leur pays d'origine. Il y eut alors quatre Nations - les Français, les Picards, les Normands et les Anglais - dont l'œuvre d'assistance correspondait quelque peu à celle de la confrérie dans les corporations de métiers. Les élèves se plaçaient aussi volontiers sous la tutelle d'un maître de leur pays. Mais pour les maîtres eux-mêmes la vie était souvent difficile et la concurrence entre eux féroce, puisque la réputation d'un maître et son revenu dépendaient du nombre de ses élèves.

Il y avait heureusement des personnes charitables. Au temps de Saint Louis, l'une d'entre elles, Robert de Sorbon, fonda un collège où des étudiants de théologie trouvaient logement, nourriture et des livres - que leur fallait-il d'autre ? C'est ainsi que naquit le collège de Sorbonne, qui se confondit plus tard avec la faculté de théologie. L'initiative de Robert de Sorbon fut imitée et, aux quatorzième et quinzième siècles, les collèges se multiplièrent, collège d'Harcourt, collège de Navarre, etc.

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L'Université elle-même se composait de quatre facultés : la faculté des Arts, qui comptait de beaucoup le plus grand nombre d'élèves, la faculté de Droit, la faculté de Médecine, et enfin la grande, l'illustre faculté de Théologie. L'enseignement de la faculté des Arts était un enseignement général, qui se terminait vers l'âge de dix-huit ans par le baccalauréat. C'est là que les élèves étaient instruits dans les disciplines alors fondamentales, les arts du trivium - grammaire, rhétorique, logique - et les sciences du quadrivium - arithmétique, géométrie, astronomie et musique. Dans les autres facultés, comme leur nom l'indique, les études étaient plus spécialisées.

L'instruction était alors presque entièrement orale. Les bons élèves prenaient des notes, car les livres étaient rares et très coûteux. Toutefois des copistes étaient attachés à l'Université, comme d'ailleurs toute sorte de gens - marchands d'encre, de parchemin, apothicaires, boulangers, blanchisseuses même - et chaque année l'Université se rendait en corps à la foire du Lendit, sur la route entre Paris et Saint-Denis, pour y acheter ses fournitures. C'était un fort beau cortège.

Les études offraient des ressemblances avec ce qu'elles étaient des siècles plus tôt, dans les écoles gallo-romaines. A côté de la tradition chrétienne, la tradition latine et classique restait forte. Virgile et Cicéron étaient des maîtres vénérés, la rhétorique et l'éloquence des arts très estimés. Mais tout l'enseignement était dominé par l'autorité irréfragable des Livres saints, qui contenaient les vérités révélées. Or, au douzième siècle, quelque chose de la science et de la philosophie grecques pénétra dans l'Occident chrétien par l'intermédiaire de Byzance et des Arabes d'Espagne. La découverte d'Aristote et de ses commentateurs juifs et arabes, par les problèmes mêmes que posa cette découverte, contribua grandement à aiguiser l'esprit d'Occident en le confrontant avec toute sorte de questions qu'il s'efforça de résoudre par l'exercice de la raison.

Qu'il s'agisse de physique, de métaphysique ou de morale, il y avait bien des contradictions, au moins apparentes, entre la science humaine, telle que l'avait transmise Aristote, et la science divine, celle de la théologie, fondée sur l'autorité des Livres saints et de l'Église. Le principal effort intellectuel du Moyen Age sera donc de chercher à résoudre ces contradictions, à réconcilier des propositions en apparence irréconciliables. Et ces contradictions n'existaient pas seulement entre autorité divine et autorité humaine, mais entre toute sorte d'autorités. En ce qui concerne la médecine, par exemple, l'un dira qu'un mal se traite par la chaleur, l'autre par le froid. Comment choisir ? On s'efforcera donc d'analyser rationnellement ces affirmations, de trouver une solution au dilemme. De là l'immense vogue de la logique formelle, du syllogisme, qui est un argument à trois propositions, la majeure (Tous les hommes sont mortels), la mineure (Or, Socrate est homme) et la conclusion (Donc Socrate est mortel). De là aussi la popularité et l'extrême acharnement des « disputes », argumentations contradictoires entre savants des écoles. Dans un de ses ouvrages, Abélard, célèbre par sa science autant que par ses malheurs, a relevé des passages contradictoires des Pères de l'Église et essayé d'expliquer ces contradictions - avec un sens critique et historique exceptionnel à son époque - et cet ouvrage porte le titre révélateur de Sic et Non - Oui et Non.

 

Toutes les grandes questions philosophiques ont été posées et discutées dans les écoles médiévales, la question des rapports entre la raison et la révélation, celle de la conciliation entre la liberté humaine et la toute-puissance divine, la relation entre le temps humain et la simultanéité absolue de l'éternité, le problème de l'existence du mal. Mais aucune question ne fut plus agitée et ne causa plus de dissensions que celle des universaux déjà soulevée par Aristote, et qui entraînera une célèbre dispute connue sous le nom de «  querelle des universaux ». Il s'agissait de savoir si les « universaux » - ou idées générales, celle que nous avons de l'homme par exemple - existent en eux-mêmes, ou s'ils ne sont qu'une pure conception de l'esprit. Les « réalistes » affirmaient que les universaux existent réellement, alors que les « nominalistes » n'y voyaient que des données abstraites de l'intelligence, qui ne correspondent à aucune réalité en dehors des individus qui composent ce que nous appelons, par exemple, l'humanité. La question des universaux touchait de près celle de l'essence et de l'existence, le problème de la condition humaine, de la liberté. Surtout, elle pouvait soulever des questions d'ordre théologique, celle par exemple de l'existence d'une Église universelle distincte de la communion des fidèles. Elle fut ainsi une des causes de la condamnation d'Abélard, dont les idées parurent inconciliables avec le dogme.

Certes, la croyance en la valeur du syllogisme proférée par la scolastique, a longtemps entravé le développement de la science humaine. L'enseignement médiéval a pourtant le mérite d'avoir affirmé sa foi en la raison, même si cette raison s'est souvent étrangement égarée dans son exercice.

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