Le Moyen Age : Elément de civilisation La Littérature |
La légende de Tristan et d'Iseut passa de Bretagne en France au milieu du XIIe siècle. Elle inspira ce conte « d'amour et de mort » écrit par Thomas d'Angleterre. On connaît l'histoire : Tristan est allé chercher en Irlande la fiancée de son oncle, le roi Marc. Sur le navire qui conduit Tristan et Iseut en Cornouailles, ils boivent par erreur un « vin herbé », philtre destiné aux futurs époux, Marc et Iseut, qui devait leur assurer un amour éternel. Voilà Tristan et Iseut liés à jamais l'un à l'autre. Cet attachement se révèle, au cours du roman, plus fort que les lois humaines, plus fort même que les lois divines. La vie a séparé les amants, mais la mort les réunit.
Voici la page la plus célèbre et la plus touchante du roman : Blessé par une arme empoisonnée, Tristan ne veut pas mourir sans revoir Iseut la Blonde. Son beau-frère Kaherdin ira chercher la reine : s'il la ramène, la voile sera blanche ; sinon, elle sera noire. Bravant toutes les conventions humaines, Iseut la Blonde n'hésite pas un instant à suivre le messager. Iseut approche de la terre, mais une violente tempête le retient au large… La tempête s'apaise enfin. On hisse la voile blanche, car c'est le dernier jour fixé par Tristan. Hélas ! il ne verra pas lui-même cette voile : son mal l'immobilise au palais. Pour comble d'infortune, les éléments s'acharnent à les séparer : en mer, c'est maintenant le calme plat, et le navire ne peut approcher du rivage, au grand désespoir d'Iseut.
« Souvent Iseut se plaint de son malheur : ils désirent aborder au rivage, mais ne peuvent l'atteindre. Tristan en est dolent et las. Souvent il se plaint, souvent il soupire pour Iseut que tant il désire : ses yeux pleurent, son corps se tord ; peu s'en faut qu'il ne meure de désir.
En cette angoisse, en cet ennui, Iseut, sa femme, vient à lui, méditant une ruse perfide. Elle dit : « Ami, voici Kaherdin. J'ai vu sa nef, sur la mer, cingler à grand'peine. Néanmoins, je l'ai si bien vue que je l'ai reconnue. Dieu donne qu'il apporte une nouvelle à vous réconforter le cœur ! » Tristan tressaille à cette nouvelle. Il dit à Iseut : « Belle amie, êtes-vous sûre que c'est la nef ? Dites-moi donc comment est la voile ? » Iseut répond : « J'en suis sûre. Sachez que la voile est toute noire. Ils l'ont levée très haut, car le vent leur fait défaut. »
Tristan en a si grande douleur que jamais il n'en eut et n'en aura de plus grande. Il se tourne vers la muraille et dit : « Dieu sauve Iseut et moi ! Puisqu'à moi vous ne voulez venir, par amour pour vous il me faut mourir. Je ne puis plus retenir ma vie ! C'est pour vous que je meurs, Iseut, belle amie. Vous n'avez pas pitié de ma langueur, mais de ma mort vous aurez douleur. Ce m'est, amie, grand réconfort de savoir que vous aurez pitié de ma mort. » « Amie Iseut ! » dit-il trois fois. A la quatrième il rend l'esprit. Alors pleurent, par la maison, les chevaliers, les compagnons : leur cri est haut, leur plainte est grande. Chevaliers et serviteurs sortent ; ils portent le corps hors de son lit, puis le couchent sur du velours et le couvrent d'un drap brodé. Le vent s'est levé sur la mer et frappe la voile en plein milieu : il pousse la nef vers la terre. Iseut est sortie de la nef ; elle entend les grandes plaintes dans la rue, les cloches des moutiers, des chapelles. Elle demande aux hommes les nouvelles: pourquoi sonner, pourquoi ces pleurs ? Alors un ancien lui dit : « Belle dame, que Dieu m'aide, nous avons ici grande douleur : nul n'en connut de plus grande. Tristan le preux, le franc, est mort : c'était le soutien de ceux du royaume. Il était généreux pour les pauvres et secourable aux affligés. D'une plaie qu'il avait au corps, en son lit il vient de mourir. Jamais si grand malheur n'advint à notre pauvre peuple !
Dès qu'Iseut apprend la nouvelle, de douleur elle ne peut dire un mot. Cette mort l'accable d'une telle souffrance qu'elle va par la rue, vêtements en désordre, devançant les autres, vers le palais. Les Bretons ne virent jamais femme d'une telle beauté : ils se demandent, émerveillés, par la cité, d'où elle vient et qui elle est. Iseut arrive devant le corps ; elle se tourne vers l'Orient et, pour lui, elle prie, en grande pitié : « Ami Tristan, quand vous êtes mort, en raison je ne puis, je ne dois plus vivre. Vous êtes mort par amour pour moi, et je meurs, ami, par tendresse pour vous, puisque je n'ai pu venir à temps pour vous guérir, vous et votre mal. Ami, ami ! de votre mort, jamais rien ne me consolera, ni joie, ni liesse, ni plaisir. Maudit soit cet orage qui m'a tant retenue en mer, ami, que je n'ai pu venir ici ! Si j'étais arrivée à temps, ami, je vous aurais rendu la vie ; je vous aurais parlé doucement de l'amour qui fut entre nous ; j'aurais pleuré notre aventure, notre joie, notre bonheur, la peine et la grande douleur qui ont été en notre amour : j'aurais rappelé tout cela, je vous aurais embrassé, enlacé. Si je n'ai pu vous guérir, ensemble puissions-nous mourir ! Puisque je n'ai pu venir à temps, que je n'ai pu savoir votre aventure et que je suis venue pour votre mort, le même breuvage me consolera. Pour moi vous avez perdu la vie, et j'agirai en vraie amie : pour vous je veux mourir également. Elle l'embrasse ; elle s'étend, lui baise la bouche et la face ; elle l'embrasse étroitement, corps contre corps, bouche contre bouche. Aussitôt elle rend l'âme et meurt ainsi, tout contre lui, pour la douleur de son ami. » Edition F. Michel, t. III (vers 558-680). Le roi Marc, apprenant le secret de cet amour fatal, pardonne aux amants et les ensevelit dans deux tombes voisines. O merveille ! une ronce jaillit du tombeau de Tristan et s'enfonce dans celui d'Iseut. Elle repousse plus vivace chaque fois qu'on la coupe : Tristan et Iseut s'ont unis dans la mort comme dans la vie.
Toutefois, rappelons-le, l'idée même de courtoisie, de ces égards plus ou moins respectueux dus à la femme, vient du Midi de la France. Si Eléonore d'Aquitaine réussit mal à apprivoiser son mari Louis VII, ses filles, Aélis et Marie, eurent plus de succès qu'elle. La première épousa le comte de Blois, l'autre le comte de Champagne, et cette dernière occupe une place importante dans l'histoire de la littérature courtoise. A la cour de Champagne, on aimait à parler d'amour, à discuter sur les sentiments, et le plus grand poète de la « matière de Bretagne », Chrétien de Troyes, fut le protégé de la comtesse Marie. On peut considérer Chrétien de Troyes comme un des premiers romanciers français, et peut-être vraiment le premier. Ses œuvres proposent des réponses diverses à une même question : un chevalier doit-il servir d'abord sa dame, ou sa propre gloire ?
Son poème Yvain ou le Chevalier au Lion est peut-être le chef-d'œuvre de la littérature courtoise. On y trouve ce goût de l'allégorie si chère à l'esprit médiéval, allégorie du lion qu'Yvain libère de l'étreinte d'un dragon, et qui par reconnaissance devient le compagnon fidèle de son sauveteur, allégorie de la fontaine dont l'eau répandue déchaîne la tempête. Mais le grand thème du poème est l'amour du chevalier Yvain pour Laudine, dont il a tué le mari Esclados le Roux. La conquête de cette veuve qui a toutes les raisons de le haïr sera pour Yvain le triomphe suprême, car la quête de la femme est une aventure comme une autre et la victoire comble de satisfaction le vainqueur, qui l'emporte sur son rival.
La scène suivante offre un témoignage savoureux de l'admiration qu'avait déjà le XIIe siècle pour la subtilité de ses analyses et la malice amusée qu'il manifeste à l'égard de ses personnages. Yvain est donc épris de Laudine, la veuve d'Esclados le Roux, qu'il vient de tuer en combat singulier. Lunette, une habile suivante, a su convaincre Laudine que seul le vainqueur de son époux était un prétendant digne d'elle. Allant de l'un à l'autre, elle a tour à tour rassuré et effrayé Yvain. Finalement, la rusée Lunette va donc retrouver Yvain, le fait magnifiquement habiller ; puis, elle conduit, auprès de Laudine impatiente, le jeune chevalier, en le menaçant des rigueurs de la dame pour cet inconnu qui s'est introduit chez elle. L'entrevue courtoise, nous montre le chevalier agenouillé aux pieds de sa dame – scène qui devait faire les délices des lectrices du XIIe siècle :
« Il fut tellement saisi de crainte qu'il se crut trahi et se tint immobile, à l'ecart, Jusqu'au moment ou Lunette s'écria : « Aux cinq cents diables l'âme de celle qui mène dans la chambre d'une belle dame un chevalier qui n'ose s'en approcher et qui n'a langue ni bouche, ni esprit pour l'aborder ! » A ces mots elle le tire par le bras et lui dit : « Avancez-là, chevalier, et ne craignez pas que ma dame vous morde ! Demandez-lui paix et concorde, et je l'en prierai avec vous : qu'elle vous pardonne la mort d'Esclados le Roux, qui était son seigneur. » Messire Yvain joint ses mains, se met à genoux et dit loyalement : « Dame, je ne vous demanderai pas merci, mais je vous remercierai pour tout ce que vous voudrez me faire ; car rien, de vous, ne me saurait déplaire. - Vraiment, sire ? Et si je vous tue ? - Dame, grand merci à vous. Vous n'entendrez jamais d'autre parole. - Jamais, dit-elle, je n'ai entendu telle réponse : vous vous remettez à merci, entièrement en mon pouvoir, sans que je vous y force ? - Dame, nulle force n'est aussi forte, sans mentir, que celle qui me commande de consentir à votre volonté, en toute chose. Je ne crains pas de faire telle action qu'il vous plaira de me commander ; et si je pouvais réparer ce meurtre, dans lequel je n'eus aucun tort, je le réparerais sans discussion. -Comment ? fait-elle. Prouvez-le moi, et je vous tiens quitte de réparation, s'il est vrai que vous n'aviez aucun tort quand vous avez tué mon seigneur. - Dame, fait-il, je vous en prie, quand votre seigneur m'attaqua, quel tort eus-je de me défendre ? Quand un homme veut en tuer ou en prendre un autre, si celui qui se défend le tue, dites s'il a commis une faute. - Non, si l'on regarde le droit. Et je crois qu'il ne servirait à rien de vous faire mettre à mort. Mais je voudrais bien savoir d'où peut venir cette force qui vous commande d'obéir, sans réserve, à tout mon vouloir. Je vous tiens quitte de tout tort et de tout méfait ; mais, asseyez-vous et contez-nous comment vous êtes ainsi dompté. - Dame, fait-il, la force vient de mon cœur, qui dépend de vous ; c'est mon cœur qui m'a mis en votre pouvoir. - Et qui y a mis le cœur, beau doux ami ? - Dame, ce sont mes yeux. - Et les yeux, qui ? - La grande beauté que j'ai vue en vous. - Et la beauté, quel est son crime ? - Dame, c'est elle qui me fait aimer. - Aimer, et qui ? - Vous, dame chère. - Moi ? - Oui, vous. - De quelle manière ? - De manière telle qu'il ne peut être un plus grand amour ; telle que mon cœur ne vous quitte jamais, et que jamais je ne le sens ailleurs, telle que je ne puis penser à autre chose, telle que je me donne tout à vous, telle que je vous aime plus que moi, telle que, s'il vous plaît, pour vous je veux mourir ou vivre. - Et oseriez-vous entreprendre, pour moi, de défendre ma fontaine ? - Oui, Madame, contre tous les hommes. - Sachez donc que nous sommes réconciliés. » Le Chevalier au lion (vers 1955-2048).
Yvain réussit. Il épouse Laudine. Après cela, il a bien de la peine à lui rester fidèle - car la tentation de la chevalerie errante est bien forte - mais là encore il réussit. La femme légitime finit par triompher de l'aventure, et dès lors Yvain restera bien sagement auprès d'elle. L'analyse des sentiments est habilement faite. Ils s'extériorisent encore volontiers par leurs manifestations physiques, larmes, gestes des bras et des mains qui expriment le désespoir. Néanmoins, lorsqu'il s'agit de traduire des scrupules, d'exprimer des nuances de sentiments, Chrétien de Troyes révèle une délicatesse alors sans précédent. Et sa maîtrise du dialogue, souvent ironique, parfois un peu précieux, est chose nouvelle. Tout cela est un jeu, si l'on veut, et pourtant ce jeu a contribué à adoucir un peu les mœurs, bien qu'il y ait eu de regrettables retours à la férocité féodale.
La première partie du Roman de la Rose composée aux environs de 1230 par Guillaume de Lorris, se rattache à la littérature courtoise. C'est, sous forme d'allégorie, une sorte d'art d'aimer, un peu du genre de ce que sera, quatre siècles plus tard, la Carte de Tendre. Dans le songe que raconte le poète, il s'agit de cueillir la rose dont il est tombé amoureux, en dépit de Danger, qui la garde, et de tous les obstacles que rencontre l'Amant - Jalousie, Male-Bouche, c'est-à-dire la médisance, et autres personnifications chères aux écrivains moralistes du Moyen Age. Avec l'aide de Franchise, de Pitié et de Bel-Accueil, l'Amant finit par obtenir de la Rose la faveur d'un baiser ; et le poème de Guillaume de Lorris s'arrête là. Désireux peut-être de profiter de la vogue du poème et en même temps de brûler tout ce que Guillaume avait adoré, Jean de Meung (ou de Meun) ajouta, une quarantaine d'années plus tard, 17.723 vers aux 4.058 de son prédécesseur. Jean de Meung est un savant homme, trop savant parfois, qui aime à disserter sur le bien, le mal, la fortune, le libre arbitre, et qui, chemin faisant, démolit tout. Il fait peu de cas des femmes, de l'amour même. Pourquoi ne pas tout bonnement « suivre Nature » ? Voici un bel exemple de l'art de la métaphore :
« Quand j'eus fait tant d'efforts ici Que je me fus approché du rosier , Au point de pouvoir tendre à mon gré les mains Pour prendre le bouton sur les rameaux, Bel Accueil se mit à me prier pour Dieu De n'y faire nul outrage ; Et je lui promis solennellement, Parce qu'il me priait en insistant, Que je n'y ferais tien d'autre Que sa volonté et la mienne. Par les rameaux je saisis le rosier, Rameaux plus nobles que nul osier ; Et quand je pus m'y tenir des deux mains, Doucement et sans me précipiter Je commençai à ébranler le bouton ; J'aurais eu du mal à l'avoir sans le secouer. J'en fis par nécessité Trembler et s'agiter toutes les branches, Sans déchirer aucun des rameaux, Car je ne voulais en tien le blesser ; Et pourtant, il me fallut de force Entamer un peu l'écorce ; Je ne savais comment obtenir autrement Ce dont j'avais si grand désir. A la fin, je veux bien vous le dire, J'y répandus un peu de graine, Quand j'eus ébranlé le bouton. Ce fut quand je le tâtais à l'intérieur Pour retourner en tous sens les feuillettes Car je voulais tout explorer Jusqu'au fond du bouton, Comme il me semble qu'il est bon de faire. Et je fis alors se mêler les graines Si bien qu'elles se seraient démêlées avec peine Et ainsi je fis s'élargir Et s'étendre tout le tendre bouton et Voici tout le mal que je lui fis. Mais je peux bien garantir alors Que le doux bouton, qui n'y pensait nul mal Ne m'en sut aucunement mauvais gré, Mais consentit et souffrit que je fasse Tout ce qu'il sait devoir me plaire. Et pourtant il me rappelle ma promesse, Et dit que je lui fais du tort, Et que je suis trop outrageux. Mais il ne fait rien pour empêcher Que je prenne, découvre et cueille Le rosier et la rose, la fleur et la feuille. »
Le Roman de la Rose (vers 1275), traduction d'Anne Berthelot
Son esprit positif s'attaque à tout idéal, où il ne voit que mensonge, qu'il s'agisse de courtoisie ou d'ascétisme. Le discours de Faux-Semblant est une diatribe contre l'hypocrisie des ordres mendiants, et si Jean de Meung dit admirer les vrais chevaliers comme Gauvain, il en trouve bien peu d'exemples dans la société de son temps. En le lisant, on devine les dissensions dont souffrait déjà la société féodale et que révélera le siècle suivant.
Cet esprit négateur et satirique se retrouve dans le Roman de Renart. Ce qu'on appelle ainsi est en réalité une série d'histoires en vers composées au cours des douzième et treizième siècles. Le héros de ces histoires est Renart (avec un « t » et non un « d » comme on l'écrira plus tard), dont le nom devint alors si populaire qu'il a complètement supplanté dans la langue française le vieux mot « goupil ». Les premiers récits, les premières « branches » comme on les nomme, sont des contes d'animaux dans la tradition de la fable populaire et ésopique. Il s'agit des aventures et mésaventures de Renart et autres animaux familiers ou exotiques, Chantecler le coq, Tibert le chat, Ysengrin le loup, Noble le lion. On y trouve déjà des allusions satiriques à l'ordre de choses existant, le clergé en particulier n'est pas épargné, mais en somme la satire reste légère et gaie. Les auteurs se soucient surtoust d'amuser aux dépens des dupes et de faire admirer l'ingéniosité de Renart, lequel est d'ailleurs parfois victime de ses propres ruses.
En voici un extrait : La pêche d'Ysengrin
Ysengrin est l'éternelle victime de Renart. Nous le voyons toujours avec lui, toujours dupé. Il représente la force unie à la bêtise. C'est une des revanches de l'âme populaire que d'assister au triomphe de l'intelligence sur la force et la puissance. Cet épisode est un chef-d'œuvre d'humour, de vie, d'observation et de poésie.
« C'était un peu avant Noël, quand on met les jambons dans le sel. Le ciel était clair et étoilé, et le vivier Ysengrin devait pêcher, était si gelé qu'on aurait pu danser dessus : il n'y avait qu'une ouverture que les vilains y avaient faite pour y mener leur bétail, chaque soir, se délasser et boire. I1s y avaient laissé un seau. Là vint Renart, à toute allure. Il regarda son compère : « Sire, fait-il, venez par ici ! c'est là qu'il y a du poisson en abondance, et voici l'engin avec lequel nous pêchons les anguilles et les barbeaux, et d'autres poissons bons et beaux. » Ysengrin dit : « Frère Renart, prenez-le donc, et attachez-le moi bien fort à la queue ! » Renart prend le seau et le lui attache à la queue de son mieux. « Frère, fait-il, maintenant, il faut rester immobile pour faire venir les poissons. » Alors, il s'est blotti près d'un buisson, le museau entre les pattes, de façon à voir ce que fera Ysengrin. Et Ysengrin est sur la glace. Le seau est dans la fontaine, plein de glaçons, à volonté. L'eau commence à geler et enserre le seau qui était attaché à la queue. Il est pris dans la glace. La queue est dans l'eau gelée et scellée dans la glace. Ysengrin s'efforce bien de se soulever et de tirer à soi le seau : il s'y essaie de cent façons et ne sait que faire ; il s'émeut. Il commence à appeler Renart, car il ne peut plus se cacher, et déjà l'aube se met à poindre. Renart a levé la tête. Il le regarde, ouvre les yeux : « Frère, fait-il, laissez-donc cet ouvrage ! allons-nous-en, beau doux ami, nous avons pris assez de poissons.» Et Ysengrin lui crie : « Renart, il yen a trop ! J'en ai tant pris que je ne sais comment faire ! » Et Renart se met à rire, puis lui dit sans détour : « Qui tout convoite perd le tout.»
La nuit passe, l'aube pointe : le soleil du matin se lève ; les routes étaient blanches de neige. Messire Constant des Granges, un vavasseur fort aisé qui habitait près de l'étang, s'était levé, avec sa maisonnée pleine de joie et de liesse. Il prend son cor, appelle ses chiens, fait seller son cheval : sa maisonnée pousse des cris et des huées. Renart l'entend et prend la fuite jusqu'à sa tanière où il se blottit. Et Ysengrin reste sur place : de toutes ses forces il secoue, il tire ; peu s'en faut que sa peau ne se déchire. S'il veut se tirer de là, il faudra qu'il abandonne sa queue. Tandis qu'Ysengrin se démène, voici venir au trot un valet tenant en laisse deux lévriers. Il voit Ysengrin tout gelé sur la glace avec son crâne pelé. Il le regarde, puis s'écrie : « Ah ! le loup! le loup ! Au secours ! au secours! » Les veneurs, l'entendant, bondissent hors de la maison avec leurs chiens, franchissent la haie. Ysengrin n'est pas à son aise, car sire Constant les suivait sur un cheval au grand galop et s'écriait : « Lâchez, vite, lâchez les chiens ! » Les valets découplent les chiens, et les braques étreignent le loup : Ysengrin est tout hérissé. Le veneur excite les chiens et les gronde durement. Ysengrin se défend bien et les mord de toutes ses dents : mais que faire ? Il aimerait bien mieux la paix ! Sire Constant a tiré son épée : il s'apprête à bien le frapper. Il descend de cheval et vient vers le loup, sur la glace. Il l'attaque par derrière, veut le frapper, mais il manque son coup. Le coup porte de travers, et sire Constant tombe à la renverse, si bien que la nuque lui saigne. Il se relève, à grand'peine. Plein de colère, il revient à la charge. Écoutez la belle bataille ! Il croit l'atteindre à la tête, mais c'est ailleurs qu'aboutit son coup : l'épée glisse vers la queue et la coupe tout ras, sans faute. Ysengrin le sent bien : il saute de côté et détale, mordant tour à tour les chiens qui s'accrochent cent fois à sa croupe. Il leur laisse sa queue en gage ; cela lui pèse et le désole : peu s'en faut que son cœur, de rage, ne crève !…
Sans s'attarder, Ysengrin s'enfuit droit vers le bois à grande allure : il se regarde, par derrière ! Il parvient au bois ; il jure qu'il se vengera de Renart, et que jamais il ne l'aimera. » Branche III (vers 377-510).
Mais dans les branches postérieures, composées vers la fin du treizième siècle, le ton change. Renart devient la. personnification de la fourberie, de l'injustice, et le poème, une espèce de moralité où toute la perversion du siècle est dénoncée. Marchands fripons, femmes dévergondées, prêtres et moines hypocrites, puissants qui oppressent les faibles, voilà le triste monde qui peuple ces histoires, dont l'une - Renart le Contrefait - a quelque soixante mille vers. En même temps, le roman tend à devenir un pot-pourri de connaissances, une espèce de Somme par laquelle l'auteur entreprend d'instruire le lecteur de tout ce qu'il doit savoir. Pédantisme, misogynie, anticléricalisme et dénonciation violente des abus, tout cela nous éloigne fort de la littérature courtoise et chevaleresque de Chrétien de Troyes. Les bourgeois des villes se souciaient peu de belles aventures et de beaux sentiments. Même inspiration satirique dans les fabliaux, qui ne sont pas des fables, comme le nom pourrait le suggérer, mais de petits contes satiriques des XIIe et XIIIe siècles en vers – on en compte environ cent cinquante - dont les personnages sont les victimes habituelles des auteurs « bourgeois », c'est-à-dire les vilains (les paysans), les prêtres et les femmes. Evidemment ce sont des histoires destinées à amuser les bonnes gens des villes, à les faire rire des mésaventures des autres, souvent de mésaventures conjugales, qui faisaient l'objet de grosses plaisanteries. Pour faire rire tous les procédés sont bons : jeux de mots, malentendus, coups de bâton. La crudité et la grossièreté du langage sont de règle. On s'amuse de ces « bons tours », de ces farces, qui nous paraissent aujourd'hui inhumaines, mais la pitié a peu de place dans les fabliaux. |